La coopérative Dire le Travail est née, en 2014, d’une ambition originale : recueillir la parole des travailleurs sur la réalité de leurs tâches au quotidien, leur engagement, leurs fiertés et agacements, les ambiances professionnelles… Autant d’éléments souvent opaques, qu’il n’est possible d’entrevoir que par un fin recueil de témoignages. Enseignants dans le secondaire, Nathalie Bineau et Patrice Bride se sont engagés dans cette démarche, en partant à la rencontre de professionnels très variés. Avec une conviction : « Travailler, ce n’est pas seulement exercer un métier, c’est mettre de soi pour faire ce que l’on a à faire : de l’intelligence, des émotions, des convictions. » Qu’est-ce qui les a eux-mêmes motivés à faire ces entretiens ? Qu’en ont-ils tiré ? Ils en discutent dans ce texte à deux voix.
Nathalie Bineau - Lorsque je sonne à la porte d’Alice Sénéchault, aide-soignante en Ehpad, ce 2 août 2017, j’ai en tête bien des considérations : la procédure d’entretien sur le travail de la coopérative, les thèmes que nous avons envisagés pour le livre dans lequel ce récit figurera… Recueillir la parole d’une personne sur son travail pour en tirer un récit clair et évocateur, qui respecte la personne et intéresse les lecteurs, est un beau défi ! J’arrive donc chez Alice à la fois prête et très incertaine quant à ce qui va se produire. Va-t-elle me parler spontanément de son implication quotidienne dans son travail ? Vais-je trouver les questions adéquates pour parvenir au cœur de son engagement sans l’inciter à dire ce que j’ai envie d’entendre plutôt que ce qui lui tient vraiment à cœur ? Est-ce que je vais être surprise de ce qu’elle me dévoilera d’un travail a priori éloigné du mien, enseignante en lycée ? Quels échos y trouverais-je avec ma propre expérience ?
Patrice Bride - On peut se dire que ta motivation à la rencontrer avait sans doute renforcé la sienne à se prêter au jeu de l’entretien… Je constate d’expérience qu’il est assez facile de convaincre les personnes de nous parler de leur travail. Je sais aussi que même lorsque la motivation initiale à s’engager dans un métier est surtout pécuniaire, puisqu’il faut bien gagner sa vie, l’entretien montre qu’il y a toujours d’autres raisons que le chèque à la fin du mois qui font tenir au travail, jour après jour. Est-ce que tu savais ce qui l’avait amenée à accepter cet entretien ?
N.B. - Elle a répondu à une demande de son responsable syndical, dans le cadre de ce projet de livre sur le travail dans la fonction publique. Pour elle, sa participation allait de soi, sans réserve et sans excès d’enthousiasme. Cet entretien s’est déroulé de façon assez simple, parce que nos motivations respectives semblaient a priori assez claires : Alice n’avait pas de difficultés à s’exprimer sur un métier qu’elle exerçait avec beaucoup de satisfaction. Elle décrivait volontiers les gestes du quotidien : le matin s’occuper des toilettes, puis distribuer les médicaments, servir les repas, changer les résidents, entretenir leurs appartements, proposer des animations l’après-midi. Elle avait choisi de travailler avec des personnes âgées : c’est ce qui lui « tenait à cœur ». Elle avait également privilégié l’Ehpad où la relation s’élabore dans le temps, à la différence d’un hôpital où on reçoit des patients uniquement pendant quelques jours.