Véritable raz-de-marée, l'identité a submergé en l'espace de quelques décennies l'ensemble des sciences humaines. Qu'il s'agisse d'analyser des réalités aussi diverses que la psychologie des individus, les mutations des religions, les rapports hommes/femmes, les professions, la vie familiale, l'immigration ou les conflits ethniques, l'identité s'est imposée comme un mot magique. En témoigne la production éditoriale devenue écrasante sur le sujet. Or, tout succès a son revers. Gagner en extension pour un concept, c'est toujours perdre en compréhension. L'identité est du reste rarement définie. Que cache alors cette envolée ? Pourquoi un tel succès ? Pour répondre à cette question, il est sans doute utile de tenter de faire - à grands traits du moins - une histoire sémantique de ce terme dans les sciences humaines. Quand la notion d'identité apparaît-elle massivement dans la pensée occidentale et dans quels contextes ?
Etrange question, pourrait-on penser. L'identité semble être une de ces notions sans histoire. Considérée comme une propriété abstraite, elle remonte aux origines de la pensée. Les philosophes présocratiques, tels Parménide ou Héraclite, n'ont cessé d'être taraudés par la question du même et de l'autre. Comment concilier changement et identité ? Telle était alors la question. Pour Parménide, et à sa suite la tradition dite éléatique, il est difficile de penser le changement. Car si A n'est plus ce qu'il était, A est-il encore A ? Pour Héraclite, au contraire, tout est en perpétuel mouvement. On connaît sa célèbre formule : « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve 1. » La notion d'identité, on le voit, a alors une extension très générale et excède largement la question de l'identité humaine. En témoigne l'énigme du bateau de Thésée, dont les matériaux ont peu à peu été remplacés au fur et à mesure des traversées entre Le Pirée et Délos : les sophistes d'Athènes se demandaient s'il s'agissait bien au final toujours du même bateau. Le problème est donc tout autant de savoir si un bateau entièrement restauré ou l'individu Socrate considéré tout au long de son existence peuvent être dits les mêmes en dépit des changements qui les affectent. La problématisation contemporaine de l'identité ne provient sans doute donc pas de la tradition métaphysique.
Plus de vingt siècles plus tard, la question se précise. On commence enfin à se rapprocher de ce qui interroge actuellement les sciences humaines et sociales avec la manière dont les empiristes aux xviie et xviiie siècles, John Locke et David Hume en tête, posent le problème de l'identité personnelle. Comment penser l'unité du moi dans le temps ? Suis-je la même personne qu'il y a vingt ans ? J. Locke propose de résoudre la question de l'identité personnelle par la mémoire : si je suis la même personne qu'il y a vingt ans, c'est parce que j'ai le souvenir des différents états de ma conscience. La solution tout comme le problème sont cruciaux mais demeurent cantonnés à la philosophie. Au fond, l'identité personnelle reste une question technique de philosophes, par quoi il faut entendre une question un peu tirée par les cheveux. Pour le commun des mortels, oui, je suis le même qu'il y a deux ans et cela va de soi. Reste que les sciences cognitives se réapproprieront la problématique de J. Locke et lui redonneront une acuité particulière. En tout cas, là n'est pas non plus l'origine à proprement parler de l'introduction dans les sciences humaines et sociales de la notion d'identité.
Erik Erikson, le père de l'identité
Le psychologue Erik Erikson joue un rôle central dans la mise en circulation du terme et dans sa popularisation dans les sciences humaines. En 1933, ce psychanalyste de formation quitte Vienne, où il a suivi les enseignements d'Anna Freud, pour les Etats-Unis. Il y découvre les travaux en anthropologie de l'école culturaliste qui vont l'amener à faire évoluer les bases de la théorie freudienne vers les sciences sociales. En effet, l'école « Culture et personnalité », avec des anthropologues comme Abram Kardiner ou Margaret Mead, travaille sur le lien entre les modèles culturels d'une société donnée et les types de personnalité des individus qui la composent. Pendant les années 30, E. Erikson va alors travailler dans les réserves indiennes sioux du Dakota du Sud et dans la tribu Yurok de la Californie du Nord. Il réfléchit sur le « déracinement » de ces Indiens confrontés à la modernité. En 1950, il publie Enfance et société où il tente de dépasser la théorie freudienne en mettant davantage l'accent sur le rôle des interactions sociales dans la construction de la personnalité. Selon lui, l'identité personnelle se développe tout au long de la vie à travers huit phases auxquelles correspondent huit âges dans le cycle de la vie. La « crise d'identité » (c'est E. Erikson qui forge cette expression que l'on trouve maintenant partout) correspond à un tournant dans le développement de l'identité : la plus notable est celle qui se produit à l'adolescence mais qui peut également se reproduire plus tard lors de difficultés particulières dans l'existence. Reste qu'au départ le travail de E. Erikson n'est guère connu que des professionnels de la psychologie. C'est à la fin des années 50 qu'il touche un public plus large, et surtout en 1963 avec la réédition d'Enfance et société, qui constitue un véritable événement.