Le terme « méritocratie » est apparu en 1958 dans un roman aux accents orwelliens , The Rise of Meritocraty. Le sociologue britannique Michael Young imaginait la société de son pays en 2033. La logique méritocratique, qui s’affirmait dans les années d’après-guerre contre la société de classes, s’était pleinement imposée. Ceux qui n’avaient pas brillé à l’école finissaient alors par se soulever contre la classe dirigeante, devenue encore plus arrogante que les anciennes aristocraties. Cette nouvelle élite , forte d’avoir mérité sa place aux sommets de la société par ses talents et son éducation de haut niveau, avait fini par mépriser complètement tous les autres travailleurs, femmes de ménage ou autres conducteurs de bus…
Cette dystopie résonne fortement dans le monde actuel. C’est ce que soulignent deux essais parus en 2021. Dans Héritocratie, sous-titré « Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite, 1870-2020 » (La Découverte), le sociologue Paul Pasquali examine le cas français. Pour lui, à l’instar de nombreuses analyses, les récentes révoltes des ronds-points qui ont fracturé la société française seraient la conséquence d’un fossé croissant entre les élites et le reste de la population. De l’autre côté de l’Atlantique, l’auteur canadien Michael Sandel, professeur à l’université d’Harvard et célèbre scrutateur des maux des sociétés actuelles, va encore plus loin dans son analyse critique. Dans La Tyrannie du mérite (Albin Michel), il voit dans « l’hubris méritocratique » qui a saisi les sociétés modernes la cause majeure du vote du Brexit au Royaume-Uni, de l’élection de Donald Trump, ou des révoltes populistes qui surgissent çà et là dans le monde. Pour lui, la condescendance des élites envers le reste de la population est générée par le tri méritocratique qui creuse les inégalités consécutives à la globalisation marchande depuis trois décennies. M. Sandel qualifie le mérite d’« idéal vicié » qui ne garantit en rien une société juste où les emplois seraient le reflet exact des efforts et des talents de chacun. Et qui en outre génère hubris aussi bien qu’anxiété et peur du déclassement chez les gagnants, humiliation et ressentiment chez les perdants.
Pourquoi de telles attaques envers une notion qui au départ semblait parée de toutes les vertus démocratiques ?
Une « héritocratie » à la française
En France, le mérite est le fondement de l’école républicaine. Pour mettre fin aux inégalités de naissance, les pères fondateurs du 19e siècle ont voulu promouvoir un enseignement qui donnerait à chacun sa place, selon ses efforts et ses talents.