Vengeance ! De combien de guerres, de massacres, de crimes ou tout simplement de coups bas est responsable ce mot « vengeance » ? L’une des illustrations les plus puissantes de cette passion apparaît dans un poème de Victor Hugo : L’Enfant. Le narrateur propose mille merveilles à un jeune survivant après le massacre des habitants de l’île de Chio. L’enfant refuse tout, hormis les armes : « Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus, Je veux de la poudre et des balles. »
Depuis l’exécution massive et incontrôlée des communards par des versaillais craintifs, jusqu’à l’invasion de l’Afghanistan par les troupes américaines à la suite du 11 septembre 2001, la vengeance fut tout au long de l’histoire un facteur de violence politique.
Elle est, parmi d’autres passions (l’humiliation, la compassion, la peur, le désir, etc.), l’un des ressorts de la vie politique. Depuis plusieurs années, les sciences sociales, qui ont longtemps négligé les aspects affectifs du politique, au profit d’une vision centrée sur la rationalité, s’intéressent de nouveau au phénomène des émotions en politique. De nombreuses contributions fleurissent dans les maisons d’édition. Frédéric Lordon revient sur l’interdiction de toucher aux passions que s’étaient imposées les sciences sociales, allant jusqu’à qualifier cet interdit autoimposé de « malédiction » : « On ne voit pas en effet par quelle malédiction intellectuelle il y aurait à choisir entre deux aspects également pertinents, et manifestement complémentaires, de la réalité sociale – les émotions des hommes, le poids des déterminations, des structures – que rien ne devrait opposer en principe… » Pierre Hassner, spécialiste des relations internationales, vient lui aussi de publier un ouvrage sur la question, La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, recueil de différents textes, articles ou participation à des colloques de l’auteur ces dernières années. Le point commun entre tous ces textes ? Il y plaide pour une analyse géopolitique qui inclut les passions dans les analyses des relations internationales en insistant sur son « besoin urgent ».
Humiliation, colère, luttes pour la reconnaissance
Observer les passions humaines pour penser le monde social n’est pourtant pas nouveau : Montesquieu, Machiavel, Thomas Hobbes en passant par Alexis de Tocqueville, Karl Marx, Jean-Jacques Rousseau s’y sont tous employés. Mais le contexte international a profondément muté. C’est pourquoi les analyses de ces illustres prédécesseurs apparaissent dépassées aux yeux de P. Hassner : « La philosophie classique et la religion chrétienne parlent de domination des passions par la raison, ou de leur sublimation dans un amour supérieur ou dans la révolte contre l’injustice : l’eros et le thumos trouveraient là un rôle d’éclaireur et d’entraîneur par rapport à la raison. La philosophie moderne parle de la substitution des intérêts aux passions ou celles des passions calmes et consensuelles de l’économie aux passions violentes et conflictuelles de la religion et de la politique. Les deux voies ont montré à la fois leur force et leurs limites respectives. »
Toute la difficulté, aujourd’hui, est d’intégrer le rôle des passions dans une pensée politique en phase avec les réalités internationales du 21e siècle. Or, les relations internationales, qui ont émergé dans la deuxième partie du 20e siècle, se sont construites sur une vision plutôt froide du monde. Si Raymond Aron, dont P. Hassner fut le disciple, écrivit : « Ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au 20e siècle », peu de ses contemporains s’étaient risqués sur les chemins tortueux des relations entre passion et politique. Les temps semblent changer, comme si le 21e siècle avait ouvert une ère plus chaotique, plus sensible aussi à l’irrationalité du monde. Dominique Moïsi, à l’Ifri, a ainsi proposé une Géopolitique de l’émotion (2008) ; Bertrand Badie s’est penché sur l’humiliation dans les relations internationales (Le Temps des humiliés, 2014) ; Thomas Lindemann s’intéresse aux effets géopolitiques des luttes pour la reconnaissance (Causes of War. The struggle for recognition, 2011). Si leurs approches peuvent diverger, tous insistent sur la nécessité d’inclure les passions dans les analyses politiques des relations internationales. Quelques exemples disséminés çà et là permettent de saisir la pertinence d’un tel plaidoyer.