Foule sentimentale

Le rôle positif des émotions ne cesse d’être célébré. Selon Antonio Damasio, elles ont été le moteur biologique du développement des cultures humaines. Mais les sociologues montrent qu’elles ont aussi des usages peu spontanés.

Il y a vingt ans encore, les émotions passaient pour les ennemies de la raison. Aujourd’hui, que ce soit en les maîtrisant ou en les cultivant, elles sont considérées comme les clefs d’une vie bien menée. Il suffit de mesurer le succès des thérapies comportementales, des manuels de développement personnel et de psychologie dite positive pour s’en convaincre. Pourtant, la définition même de ce qu’est une émotion ne fait pas consensus. Si notre capacité à avoir des états d’âme est sans doute ce qui nous distingue encore des robots, il est difficile de démêler ce qui dans le ressenti d’une émotion relève de la physiologie, de la psychologie voire de ce que notre environnement nous a appris à sentir et à exprimer ou non.

Pour Antonio Damasio, le débat est tranché : l’émotion est avant tout un phénomène physiologique. Le grand public a découvert ce spécialiste des neurosciences avec L’Erreur de Descartes (1995), livre fondateur de sa pensée dans lequel il mettait en évidence le rôle crucial des émotions et des sentiments dans la prise de décision. Il implémentait par des expériences la théorie fonctionnaliste de William James en l’opposant au rationalisme cartésien. Dans L’Ordre étrange des choses. La vie, les émotions et la fabrique de la culture (2017), il pousse le raisonnement plus loin et défend l’idée que les émotions – c’est-à-dire la réponse à nos états somatiques – sont à l’origine de la culture humaine, autrement dit du langage, de la sociabilité, du savoir et de la raison.