Du religieux à l’éducation en passant par les médias, restait la politique : l’appétit de J. Falwell n’a pas tardé à se tourner vers le Congrès et la Maison Blanche, au travers de la Moral Majority, mouvement fondamentaliste qu’il a fondé en 1979 autour des valeurs chrétiennes conservatrices qui lui sont chères : famille traditionnelle, créationnisme, lutte contre l’avortement. J. Falwell est devenu, depuis, l’un des visages de la droite chrétienne, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi dans le monde entier, se signalant régulièrement par des propos à l’emporte-pièce. C’est lui, au lendemain du 11 septembre 2001, qui avait attribué les attentats à la sécularisation excessive de l’Amérique, qui n’aurait reçu en conséquence que « ce qu’elle mérite ». C’est encore lui, sur CBS, qui affirmait que « Mohammed est un terroriste » (6 octobre 2002). Initiatives intempestives, isolées ? Point du tout. L’entreprise Falwell est certes liée au charisme d’un homme, mais l’Amérique religieuse d’aujourd’hui n’est pas avare de figures de ce type, qui combinent un profil de bâtisseur d’empire intérieur avec celui de prophètes autoproclamés à l’impact géopolitique global.
Parmi ces « nouveaux condottieri protestants (1) », le pasteur fondamentaliste Pat Robertson, vieux complice de J. Falwell, s’est distingué lui aussi de longue date par une emprise géopolitique multiforme. Elle passe à la fois par un réseau missionnaire, des collaborations avec des Eglises locales sud-américaines, africaines, asiatiques, un empire médiatique (Christian Broadcasting Network), une université (Regent University, en Virginie) et une influence pérenne sur les débats nationaux au travers d’une structure à caractère politique, la Christian Coalition (fondée en 1988). Tel un oracle, P. Robertson se signale par des prises de position aussi péremptoires qu’imprévisibles, qui vont d’un appel à l’assassinat du président élu du Venezuela, Hugo Chavez (23 août 2005), à une justification théologico-politique du coma d’Ariel Sharon, que Dieu aurait puni pour sa mollesse supposée vis-à-vis des Palestiniens (5 janvier 2006).
J. Falwell comme P. Robertson ne sont pas représentatifs de tout le mouvement évangélique américain, mouvance religieuse qui pèse 70 millions de fidèles aux Etats-Unis. Ils se rattachent à sa tendance la plus conservatrice, dite fondamentaliste, qui côtoie d’autres courants plus ouverts sur la culture commune. Lointain héritier du puritanisme et des mouvements de réveil*, ce protestantisme évangélique est axé sur la conversion, l’autorité absolue de la Bible, le conservatisme moral, et une culture associative décentralisée. Très militant, son poids ne se limite pas à influencer les débats de société aux Etats-Unis. Son influence internationale est multiforme. Elle s’inscrit dans une mutation qui marque le passage d’une géopolitique des confessions vers une géopolitique des conversions.
Le protestantisme américain a constitué le moteur principal de ce changement de paradigme. Le christianisme de l’Europe moderne a longtemps valorisé les confessions religieuses, au sens d’entités confessionnelles stables, souvent liées à l’Etat, et fixées sur un territoire, suivant le principe de la paix d’Augsbourg (1555) : Cujus regio ejus religio*. Cette territorialisation des appartenances religieuses induisait une géopolitique qui n’a pas entièrement disparu, comme le rappellent les récents conflits yougoslaves, mais qui se trouve supplantée aujourd’hui par une géopolitique des conversions. Portée par des entrepreneurs comme J. Falwell, P. Robertson ou l’évangéliste Billy Graham, celle-ci n’identifie plus l’étiquette religieuse à l’appartenance territoriale, mais à la conversion personnelle. Le croyant dira : « Je ne suis plus protestant parce que je suis né dans tel territoire calviniste, mais parce que j’ai choisi Jésus-Christ dans telle Eglise protestante. »
La révolution des megachurches
Ce choix conversionniste, les Eglises lui font la cour avec autant d’ardeur que les marques commerciales doivent rechercher des consommateurs. Il favorise le réseau au détriment de l’institution territoriale, l’individu au détriment de la paroisse, la concurrence plutôt que le monopole. Il induit une dynamique prosélyte, qui s’appuie à l’échelle internationale sur un personnel missionnaire protestant américain qui s’élevait à 4 000 en 1903, à 34 037 en 1972, et à 46 381 en 2001. Par rapport au volume total des missionnaires protestants dans le monde, la part des Etats-Unis était de 26 % en 1903, 65 % en 1972, et 47 % en 2001 (2). C’est dire le poids de l’influence religieuse américaine : bien qu’en net déclin aujourd’hui au profit d’une orientation évangélique multipolaire, cette influence représente encore près de la moitié des effectifs missionnaires protestants dans le monde. Ce démarchage transfrontière passe par le canal des missions, aujourd’hui abondamment étudié à la fois dans son impact extérieur et intérieur (3). Il passe aussi par des organisations paraecclésiales (parachurches) comme Campus pour Christ (Campus Crusade International), multinationale fondée en 1951, qui aurait montré son film Jesus, sorti en 1979, à 5 milliards de personnes depuis un quart de siècle. Les médias par satellite constituent un autre vecteur d’influence, au travers de chaînes comme TBN (Trinity Broadcasting Network) ou God TV (relais européen d’émissions évangéliques en majorité nord-américaines), disponibles sur de nombreux bouquets numériques.
Ces vecteurs d’influence géopolitique sont aujourd’hui de plus en plus appuyés et relayés par un phénomène relativement nouveau, la révolution des megachurches. Ces Eglises géantes revêtent deux caractéristiques. La première renvoie à la taille de l’assemblée. Une megachurch compte au moins 2 000 fidèles physiquement présents chaque dimanche, sur un campus qui évoque plus une petite ville qu’un lieu de culte classique. La seconde marque distinctive d’une Eglise géante est qu’elle propose une très large gamme d’activités, qui débordent du terrain strictement religieux pour englober le sport, la musique, le cinéma, la réparation de voitures, la restauration ou la perte de poids. De fait, cette polyvalence se traduit par un impact d’autant plus important sur la cité. Il transcende en effet allégrement la relégation du religieux à une sphère spécialisée, voire privée.
Une campagne électorale américaine ne peut plus, aujourd’hui, faire l’impasse sur la « tournée des megachurches ». Quant aux ONG, elles comptent largement sur la générosité de ces entreprises religieuses prospères. Lorsque Bono, chanteur vedette du groupe U2 (lui-même assez proche des évangéliques), est allé faire campagne aux Etats-Unis contre la pauvreté et le sida en Afrique, c’est dans les megachurches qu’il s’est rendu pour atteindre le public religieux américain. Entre 2000 et 2005, le revenu moyen d’une Eglise géante américaine a augmenté de 28 %, passant de 4,8 millions de dollars à 6 millions de dollars annuels. Mais les plus importantes disposent d’un budget bien plus considérable. Forte de plus de 21 000 fidèles hebdomadaires, la Willow Creek Community Church (WCC), située dans la banlieue ouest de Chicago (Illinois), dispose ainsi aujourd’hui d’un revenu annuel d’environ 50 millions de dollars, soit un budget supérieur au budget déclaré d’un grand club de football français comme l’Olympique de Marseille (32 millions d’euros). De quoi financer des activités ambitieuses sur le territoire, mais aussi à l’échelle internationale.
L’influence géopolitique se traduit d’abord par un relais de l’influence culturelle états-unienne, qui peut à l’occasion orienter des choix politiques locaux en faveur des positions conservatrices, comme on l’observe sur certains terrains sud-américains comme le Guatemala. Toutes les megachurches ne sont certes pas proches de la Nouvelle droite chrétienne (New Christian Right), comme l’illustre par exemple l’étonnant succès de la Salem Baptist Church du sénateur démocrate afro-américain James Meeks, située en banlieue sud de Chicago (20 000 fidèles). Mais la majorité d’entre elles inclinent vers des positions conservatrices. Généralement défendues sans militantisme politique explicite, elles sont parfois mobilisables pour un combat frontal, à l’image des positions d’un J. Falwell. Dans l’entre-deux, Ted Haggard, actuel président de la National Association of Evangelicals (NAE) et pasteur de la megachurch New Life à Colorado Springs (14 000 membres), ne se prive pas de faire le lien, dans tous ses déplacements internationaux, entre l’Evangile, la liberté et l’économie de marché.
L’influence géopolitique croissante des megachurches fonctionne aussi, et surtout, comme un ferment de diffusion de l’ethos entrepreneurial protestant, fondé sur l’individualisme, la confiance dans l’élection divine et la discipline laborieuse. De l’individu à la PME pour finir à la taille d’une multinationale : le parcours des megachurches ne mime-t-il pas, sur le terrain religieux, le rêve de réussite économique de tout entrepreneur ? Ce recyclage contemporain des vieilles hypothèses de Max Weber s’accompagne enfin d’un rapport assez ambigu à l’action sociale. D’un côté, il semble que les megachurches tendent aujourd’hui à proposer une alternative entrepreneuriale ambitieuse à l’Etat providence, au travers de programmes sociaux considérables. En l’an 2000, près de 300 bénévoles en moyenne par megachurch états-unienne consacraient au moins cinq heures par semaine à un travail caritatif, qu’il s’agisse d’aide alimentaire, de programmes pour sevrer les drogués, d’accompagnement des personnes âgées ou de construction de maisons pour familles pauvres. Cette prise en charge massive de besoins sociaux variés va jusqu’à englober, depuis deux ans, la lutte contre le réchauffement climatique (dernier cheval de bataille de T. Haggard), au nom de la sauvegarde de la planète et de ses habitants.
Ce militantisme renvoie à l’héritage américain de la cité puritaine voulue comme une cité sur la colline, exemplaire, éclairant le monde, selon le fameux sermon du gouverneur du Massachusetts, John Winthrop (1587-1649). A l’image de la wilderness des Indiens, des « sauvages », la société actuelle apparaît, aux yeux des protestants évangéliques, comme enténébrée, loin de Dieu. Dans les deux cas, l’espace est à (re)conquérir à partir d’établissements chrétiens appelés à faire école, en tant que sociétés alternatives. Dans les deux cas, une foi protestante prosélyte entend proposer un modèle intégré où l’activité strictement religieuse colore toute la dimension du social (loisirs, économie, engagement social voire politique). Sur le chemin de la « poursuite du bonheur » inscrite dans la Déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776 (4), la société pionnière proposée par la megachurch est posée en exemple comme les colonies puritaines s’affichaient aussi comme modèles de la félicité promise aux élus.
Mais les megachurches états-uniennes révèlent aujourd’hui une autre tendance contradictoire, dont l’impact, s’il se confirme, amoindrit d’autant l’efficacité géopolitique de l’entrepreneuriat évangélique. Bien des indicateurs soulignent qu’un des objectifs prioritaires des Eglises géantes est aujourd’hui de privilégier la convivialité des régénérés, sur un mode relativement consumériste (voire hédoniste) et replié sur lui-même. La foi doit d’abord améliorer la vie quotidienne, faire du bien, rendre heureux et rassurer le chrétien soumis au stress d’une société trop compétitive. On assisterait ici à ce que l’historien Bill Leonard (Wake Forest University) décrit comme un « cocooning chrétien », qui privilégie l’entre-soi, le confort et la sécurité d’une enclave préservée des tumultes du reste de la société. Du concert de christian music (musique chrétienne) au self-service à base de produits organic (bio) en passant par la salle de fitness ou le terrain de base-ball, le chrétien trouve dans sa megachurch tous les services que son grand-père trouvait dans une petite ville, avec de surcroît la garantie d’un label chrétien conforme à ses orientations spirituelles et morales. L’Eglise devient alors microcosme du monde, si bien qu’il ne faut pas s’étonner que les fidèles de Prestonwood Baptist Church à Plano (Texas) appellent leur communauté « Prestonworld ». En proposant au chrétien toutes les commodités d’une petite ville, quitte à soustraire ce dernier à l’environnement de la société globale, on n’est pas si loin de la gated community, cité fermée où nul n’est accepté comme résident s’il ne répond pas au cahier des charges…
Cocooning chrétien ou nouvelles colonies ? L’explosion des megachurches américaines et le développement de formes similaires partout dans le monde (y compris en France, qui compte aujourd’hui quatre megachurches) interdisent de trancher entre ces deux postures, tant la culture protestante évangélique est décentralisée, diverse et soumise à autant de tensions. Une chose est sûre : dans la « société-monde » qui s’esquisse, le Dieu globalisé des Américains s’habille en XXL.