En 1943, alors qu'il est engagé dans la Résistance, le philosophe Georges Canguilhem soutient une thèse de médecine intitulée « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique ». Une thèse de médecine, peu banal pour un philosophe. Elle deviendra par la suite la première partie de l'oeuvre majeure de G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, paru en 1966, accompagnée de nouvelles réflexions sur le même sujet rédigées vingt ans après.
Mais comment un philosophe au parcours très classique en vient à s'intéresser à la médecine ? Derrière cet intérêt se niche déjà une certaine conception de la philosophie puisque, comme il le note dès l'introduction, « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière est étrangère ». Mais pourquoi la médecine en particulier ? G. Canguilhem l'explique d'emblée : « Nous attendions précisément de la médecine une introduction à des problèmes humains concrets. La médecine nous apparaissait, et nous apparaît encore, comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences plutôt que comme une science proprement dite. » Loin de chercher à tenir un discours conceptuel et abstrait sur le normal et le pathologique, le philosophe entend se confronter à des réalités humaines concrètes de manière informée. D'autre part, il apparaît déjà que derrière la problématique du normal et du pathologique s'esquisse aussi la question des rapports entre la science et la technique. G. Canguilhem voit dans la médecine non pas tant une science qu'« une technique d'instauration ou de restauration du normal », même si cette dernière peut utiliser des méthodes scientifiques. Cette question du normal ne cessera de hanter l'oeuvre de G. Canguilhem qui insiste sur le fait que si elle se pose, c'est d'abord parce qu'il y a de l'anormal qui résiste. S'il n'y avait pas d'anormal, il n'y aurait pas de normes, il n'y aurait que des lois. Par conséquent, « l'anormal logiquement second est existentiellement premier ».
En réfléchissant sur les concepts de normal et de pathologique, G. Canguilhem est alors amené à faire un renversement majeur qui remet en question une conception positiviste et désincarnée de la médecine : « La qualité de pathologique est un import d'origine technique et par là d'origine subjective. Il n'y a pas de pathologie objective. » C'est ce renversement qui fait dire au psychanalyste René Major que le tenant de ces propos avait en 1943 cinquante ans d'avance 1.
La santé, un concept vulgaire
Une des thèses centrales de G. Canguilhem, c'est que le pathologique n'est pas le contraire de la norme mais le contraire de la santé. Or, qu'est-ce que la santé ? La santé exprime un certain rapport de l'être humain à sa vie, c'est un rapport vécu. G. Canguilhem cite à plusieurs reprises la définition qu'en donne le chirurgien René Leriche : « La santé, c'est la vie dans le silence des organes. » La maladie brise précisément cette évidence, ce rapport au corps non questionné parce que non problématique. C'est pourquoi la maladie doit d'abord être appréhendée à partir de la subjectivité du malade et de sa singularité. G. Canguilhem, plus tard, écrira ainsi : « Il n'y a pas de science de la santé... Santé n'est pas un concept scientifique, c'est un concept vulgaire 2. »
Mais pour asseoir cette thèse centrale, le penseur doit au préalable en critiquer une autre qui est devenue au xixe siècle un véritable dogme, non interrogé : celle qui pose une identité qualitative du normal et du pathologique en ne voyant dans les phénomènes pathologiques que des variations quantitatives de certains phénomènes normaux. Ainsi en va-t-il, pour Claude Bernard, du diabète. Le sang contient normalement du glucose. Chez le diabétique, la glycémie n'est donc pas un phénomène pathologique en soi mais par sa quantité. Il y a diabète lorsque la glycémie est trop élevée. Le dogme positiviste éradique en fait complètement la dimension vécue de la maladie, et en ce sens il se méprend sur le sens du pathologique : « La maladie n'est plus objet d'angoisse pour l'homme sain, elle est devenue objet d'étude pour le théoricien de la santé. »