
Film tiraillé entre fiction et documentaire, Route One/USA de Robert Kramer (1989) montre une traversée des États-Unis par sa côte ouest, tout au long de la route n° 1. L’Amérique est racontée par ses habitants comme autant de personnages transitoires, par le défilé des décors ordinaires, mais aussi par quelques haltes en des lieux historiques, souvent symboliques. Escale inéluctable, un arrêt est marqué à Concord, petite ville du Massachusetts. Le bois où Henry David Thoreau (1817-1861) avait trouvé refuge, installé dans une cabane de pin de 1845 à 1847, semble être un passage obligé pour le voyageur du film, un détour aux airs de pèlerinage. Le lieu n’a rien de spectaculaire. Pourtant, cette étape du parcours est auréolée d’un prestige mystérieux. Dans un registre plus prosaïque, la cabane a été reconstituée pour les touristes, et des Américains vont à Concord pour y acquérir des bibelots ayant trait à Thoreau ou à son mentor, Ralph Waldo Emerson. D’où vient cette liturgie profane ?
Figure patrimoniale
De personnage mutin, dont la célébrité était restreinte à la Nouvelle-Angleterre, Thoreau s’est mué en une figure patrimoniale incontournable : plus encore, en un symbole culturel des États-Unis. À l’image de la reconstitution de sa cabane, espace figé dans le temps, le philosophe du Massachusetts est parfois pétrifié en des personnages qui ne lui ressemblent pas. Tantôt hippie rétif à l’autorité, tantôt ermite ensauvagé, perdu dans une nature exotique, pionnier de la lutte non violente ou bien totem des manuels de développement personnel, Thoreau ne saurait pourtant se limiter à ces clichés.
S’il fait l’objet d’une redécouverte aujourd’hui, c’est d’abord parce qu’il apparaît comme un des précurseurs de la pensée écologique : dès les années 1850, il dénonça les dégâts causés par la civilisation industrielle sur la nature et plaida en faveur de la création de parcs nationaux. Thoreau, théoricien de la désobéissance civile, est aussi une référence lors des révoltes individuelles ou collectives, comme les luttes civiques des minorités. Enfin, son immense journal ou ses récits de voyage, publié sous le titre Walden (1854), fait de lui un modèle de vie philosophique : une vie en solitaire à l’écart du monde.
Mais l’histoire réelle coïncide rarement avec l’hagiographie. Sa relation à la nature fut parfois plus conflictuelle qu’on le croit, et le portrait de sage non violent que certains lui accolent occulte certaines aspérités du personnage.
Concord, capitale du transcendantalisme
Né le 12 juillet 1817 dans la bourgade de Concord, au nord-ouest de Boston dans le Massachusetts, Thoreau fait des études classiques à Harvard avant d’exercer le métier d’instituteur. Il démissionne rapidement de son emploi, dénonçant l’usage des châtiments corporels. Thoreau croise alors la route du philosophe R.W. Emerson. De leur rencontre naîtra une longue amitié. En 1836, Thoreau lit Nature, l’essai d’Emerson qui fonde le transcendantalisme, une doctrine métaphysique qui récuse la limite franche entre l’entendement humain et le monde physique. C’est une révélation. Durablement marqué par ce texte, Thoreau retient qu’il existe des correspondances entre l’esprit de l’homme et la nature qu’il faut explorer. Il y trouve un credo qui l’accompagnera toute sa vie : pour mieux connaître l’homme, il faut inspecter la nature.
Un petit groupe se forme avec Emerson, Thoreau et quelques proches. Ensemble, ils lancent leur revue transcendantaliste, The Dial, et consacrent la petite ville de Concord comme capitale de leur mouvement intellectuel. En 1837, le jeune philosophe entame la rédaction de son journal, où il se raconte avec authenticité ; en naturaliste, il y transcrit une multitude d’observations sur les écosystèmes qu’il arpente. Parallèlement, Thoreau travaille dans l'usine de crayons de son père, donne des cours aux neveux d’Emerson, se fait géomètre. Cette activité d’arpenteur lui convient bien : marcher au moins quatre heures par jour représente pour lui plus qu’une activité physique : une expérience existentielle.