« Une passagère sur le navire du 20e siècle », c’est avec ces mots que Hans Jonas, historien et philosophe né en Allemagne, évoquait la vie et l’œuvre de celle qui fut son amie, Hannah Arendt. Lorsqu’ils se sont rencontrés en 1924, ils étaient encore tous deux étudiants et assistaient au séminaire du philosophe Martin Heidegger en Allemagne.
Intéressée par la philosophie, la pensée antique et médiévale, Arendt écrit sa thèse sur les concepts de vie et d’amour chez Saint-Augustin, thèse qu’elle soutient en 1928, à 22 ans, sous la direction de Karl Jaspers. Ce philosophe a durablement influencé sa pensée, sans doute plus encore que Heidegger, qui fut l’un de ses principaux inspirateurs et son amant (encadré).
Juive dans une Europe aux prises avec l’antisémitisme, Arendt est contrainte à l’exil à plusieurs reprises. Elle s’embarque sur le bateau de l’histoire après le traumatisme de 1933, année où elle est arrêtée par la Gestapo. Quand elle est relâchée, elle s’exile en France où réside alors son premier mari, Gunther Stern, un philosophe allemand qu’elle a rencontré au cours de ses études et épousé en 1929.
À Paris, elle exerce comme secrétaire auprès de plusieurs instances, des associations juives ou encore la baronne de Rothschild. Elle divorce en 1937 et se remarie à un réfugié communiste allemand, Heinrich Blücher. Une nouvelle fois arrêtée et internée au camp de Gurs en 1940, elle s’enfuit et gagne les États-Unis l’année suivante.
Elle vit, analyse et pense ce siècle si particulier qu’elle traverse, passant de la pensée pure de la philosophie qui, de son propre aveu, seule l’intéressait pendant ses études à l’action, la vita activa, ressentant le besoin d’expliquer son temps. Sa pensée devient alors plus proche de la science politique. Certains écrits d’Arendt restent néanmoins inclassables dans des disciplines précises, car situés à la croisée de l’histoire, de la philosophie et de la science politique.
La judéité est un moteur des réflexions d’Arendt. Elle est juive, non pas au sens religieux du terme, mais au sens identitaire puisque née dans une famille juive et laïque. Elle entretient, dans toute sa pensée, une position singulière avec cette identité. Elle n’est ni communautaire ni vraiment universelle : elle reconnaît que l’existence de groupes sociaux est essentielle, notamment pour se prémunir des totalitarismes, mais à la condition que les individus d’une société accèdent à une égalité de droits en tant que citoyens.
Dans une série d’articles publiés de 1932 à 1948 et regroupés dans le livre La Tradition cachée, le Juif comme paria, elle décrit le peuple juif comme ayant été privé de l’accès à la politique par l’histoire européenne, mais elle pose le constat dans le même temps que ce peuple s’en tient désormais à l’écart.
Elle exhorte la communauté à sortir de cette position, à s’emparer du politique et entame une relation de collaboration critique avec le mouvement sioniste. Elle voit dans la guerre une opportunité historique pour transformer les Juifs en sujets politiques et publie des textes dans un hebdomadaire juif de langue allemande à New York, Aufbau, en faveur de la création d’une armée juive combattant contre l’Allemagne nazie.