Histoire de l'institution psychiatrique

Au cours des deux derniers siècles, la psychiatrie moderne s'est élaborée en quatre étapes. Chacune de ces périodes s'est appuyée sur des conceptions et des institutions propres. Ce riche passé continue d'influencer notre perception des malades et notre pratique des traitements qu'il convient de leur apporter.

Qu'est-ce que la psychiatrie ? La démarche étymologique, qui la définirait comme « médecine de l'âme », nous semble vaine, trop floue. Il nous paraît plus fructueux d'exploiter deux remarques : d'une part, toutes les cultures connues possèdent des représentations de la « folie », tandis que la plupart n'ont rien qui ressemble à ce que nous appelons « psychiatrie » ; d'autre part, dans la tradition médicale hellénistique et romaine, des médecins (Celse, Sextus Empiricus...) font remarquer qu'une médecine qui dépend uniquement de la phusis, la nature, connaît des cas indubitables de malades étranges. Leur conduite s'avère identique à celle des héros mythologiques Ajax ou Héraklès, frappés de folie surnaturelle. Pour autant, on ne saurait interpréter le comportement de ces malades comme résultant de l'intervention d'un dieu rancunier. La connaissance médicale de la nature peut ainsi rendre compte d'au moins une partie de ce que la culture entend par folie. On assiste là aux prémices de la psychiatrie, discipline qui exposera ce que la médecine peut savoir (et savoir faire) de la folie.

Dans la culture moderne, la tradition psychiatrique actuelle commence à la fin du siècle des Lumières. Dans l'Europe occidentale se déploie un mouvement laïque et philanthropique, qui transforme les hôpitaux - jusque-là institutions charitables destinées à assurer une « bonne mort » à des malades ainsi voués au paradis - en lieux médicalisés d'examens et de soins. Ce mouvement va considérer les insensés comme des patients à protéger, traiter et guérir.

Cette position se retrouve certes en France, avec la vente des biens du clergé, mais tout autant en Angleterre, en Ecosse, dans l'Empire germanique, avec Joseph II, despote éclairé, et son fils, le futur Léopold II, alors grand duc de Toscane. Ce dernier installe Vincenzo Chiarugi à l'hôpital de San Bonifazio de Florence, réservé aux soins des insensés. Il nous paraît raisonnable de commencer notre chronique à cette même époque, en l'automne de cette année 1793, l'an I de la République, où la Commune montagnarde de Paris nomme Philippe Pinel à l'hôpital Bicêtre.

La folie, une maladie unique

Partant de là, nous pouvons baliser les deux derniers siècles de la psychiatrie moderne en nous référant à une périodisation commode, qui va nous permettre d'y suivre à la fois le développement des conceptions fondamentales - les paradigmes - et les créations institutionnelles, d'ailleurs décalées par rapport à ces paradigmes. Nous avons ainsi distingué quatre moments : l'aliénation mentale (1793-1854) ; la psychiatrie classique (1854-1926) ; les structures psychopathologiques (1926-1977) ; la psychiatrie contemporaine.

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Pendant la première moitié du xixe siècle, la psychiatrie se développe par référence à un paradigme directeur, celui de l'aliénation mentale. Tous s'y reportent, affirmant que la folie est une maladie, ce qui exclut d'avance la légitimité de la police et de la justice. Car ceux qui s'en trouvent atteints sont des malades à traiter et guérir, et non des malfaiteurs à arrêter et punir.

Mais cette maladie, à l'encontre de toutes les autres dont s'occupe aussi la médecine, est unique. Elle constitue à elle seule une spécialité. Même si elle comporte quatre variétés héritées d'une vieille tradition - manie, mélancolie, idiotisme et démence -, elle reste strictement unitaire. Elle ne peut se soigner que dans des établissements qui ne reçoivent pas d'autres types de patients, et la seule thérapeutique légitime et efficace est le traitement moral de la folie. Notons au passage que l'épithète « moral », comme chez Pierre-Jean-Georges Cabanis, concerne les moeurs, et non la morale. Il exclut toute thérapeutique physique et comporte trois éléments : l'isolement, non pour sévir de façon carcérale, mais pour mettre le malade à l'abri des passions et du tumulte du monde ; la vie quotidienne dans un environnement parfaitement rationnel pour que, peu à peu, la raison lui revienne du dehors vers le dedans ; et enfin l'influence bénéfique de celui qui règle tout dans l'institution, à la fois médecin, philosophe et familier de l'existence journalière des aliénés.