Rencontre avec Claude Dubar

Identités professionnelles : le temps du bricolage

Pour Claude Dubar, la crise des identités professionnelles s'inscrit dans une remise en cause générale des identités sociales, qui traduit le passage de relations communautaires à des relations sociétaires. Produites autrefois collectivement, les identités professionnelles tendent désormais à être bricolées par les individus en fonction de leurs trajectoires personnelles.

Sciences Humaines : Dans votre dernier livre, vous analysez la crise des identités professionnelles comme l'expression du passage de relations à dominante communautaire à des relations sociétaires.

Claude Dubar : La remise en cause des identités professionnelles, à laquelle nous assistons depuis au moins un quart de siècle, prend en effet tout son sens si on l'interprète à la lumière du processus de modernisation tel qu'il a été théorisé par des penseurs comme Max Weber ou Norbert Elias.

Max Weber en particulier interprète la modernité par le passage de relations à dominante communautaire à des relations de type sociétaire. Dit autrement, la modernisation à l'oeuvre dans les sociétés industrielles est un mouvement qui fait primer l'identité des Je sur l'identité des Nous ; les formes individualisantes, différenciatrices, sur les formes collectives, généralisantes. A la fin des années 50, le sociologue allemand Norbert Elias proposa une théorie similaire en accentuant l'analyse psychohistorique du processus de civilisation.

Comment cela se traduit-il concrètement pour les identités professionnelles ?

En France, le passage de relations communautaires aux relations sociétaires a été tardif ; ses effets sur les identités professionnelles se sont manifestés dans les années 70. Jusqu'alors, au cours des Trente Glorieuses, l'identité professionnelle était le résultat d'un processus collectif : les syndicats et le patronat négociaient, l'Etat validait. Elle s'écartait peu des catégories officielles (ouvrier, employé, cadre...) qui s'imposaient à presque tous les salariés. Que l'on fut titulaire d'un CAP ou diplômé d'une grande école, on quittait la formation initiale avec une identité professionnelle reconnue et qui, normalement, accompagnait le salarié jusqu'à sa retraite. Bien sûr, il y avait des exceptions. Mais dans l'ensemble, le système a bien marché jusque vers le milieu des années 70. Depuis, il est entré en crise, sous l'effet de la montée du chômage, de la libéralisation de l'économie... sans oublier la reconnaissance de l'entreprise comme acteur dans le contexte de concurrence mondiale.

Tout d'un coup, le niveau de qualification, qui avait jusqu'ici déterminé la production des identités professionnelles, va se trouver supplanté, du moins dans les discours, par les exigences de compétitivité. Désormais, ce qui compte, c'est le résultat que chaque salarié va apporter à l'entreprise. Sur le plan de la gestion des ressources humaines, cela se traduit par les tentatives de transformer les salariés en « partenaires » volontaires de l'entreprise. Une tendance qui a été facilitée par le déclin ou la transformation profonde des syndicats.