Monique Canto-Sperber, philosophe

« Il existe un coeur de valeurs partagées par toutes les cultures »

Discuter et justifier les normes éthiques, rechercher raisons et arguments, tels peuvent être les apports de la philosophie morale au moment où le souci éthique n'a jamais été aussi fort.

L'éthique est à la mode. Pourquoi selon vous un tel engouement pour l'éthique aujourd'hui ? Faut-il le déplorer ?

L'intérêt actuel pour l'éthique est en effet très grand. C'est bien naturel. Nos contemporains sont de plus en plus soucieux de justifier leurs pratiques et les règles qu'ils se donnent. Par ailleurs, les progrès des sciences biomédicales, les menaces environnementales, le souci d'élaborer peu à peu une justice internationale mènent à poser la question des normes morales qui peuvent permettre de régler les différents domaines des activités humaines. Mais l'éthique sert aussi, parfois, de caution de crédibilité. On constate la prolifération de comités d'éthique, on voit se développer une éthique des affaires, et même une éthique de l'espace. A coup sûr, l'éthique est plus en vogue aujourd'hui qu'à la fin des années 1980, mais cet engouement ne signifie pas nécessairement un véritable approfondissement de la réflexion morale.

Votre constat sur la philosophie morale est donc beaucoup plus mitigé...

La philosophie morale n'a pas vraiment bénéficié de cet engouement pour l'éthique. Certes une sensibilité nouvelle s'est créée, un intérêt est né, mais il reste encore beaucoup à faire. En 1992, j'avais publié dans Le Débat (n°72, nov.-déc. 1992.) un article consacré à la situation de la philosophie morale en France dans lequel je constatais sa quasi-disparition, l'absence de publications en ce domaine et l'inexistence de lieux de recherche et de discussions consacrés à la philosophie morale. Il faut admettre qu'aujourd'hui la situation a changé. En tout cas, en apparence : il existe des ouvrages, des articles, qui donnent un accès à la philosophie morale contemporaine. Mais celle-ci reste encore peu présente dans l'université et le lien entre la philosophie morale et la réflexion éthique concrète est encore largement ignoré. Les comités d'éthique fleurissent mais peu d'entre eux font l'effort de se tourner vers la philosophie morale pour y puiser un enseignement, voire une méthode quant à la manière dont leurs délibérations pourraient être conduites. De tels comités se contentent souvent d'une réflexion qu'on pourrait qualifier d'humaniste qui évoque les valeurs ? ce qui est déjà une excellente chose ? mais qui reste assez détachée des grands axes de la réflexion morale contemporaine ou même de la connaissance des problématiques ou des références traditionnelles en philosophie morale. Dans les pays de langue anglaise en particulier, et à un moindre degré en Italie et en Allemagne, la réflexion morale a fait l'objet de travaux ininterrompus. On ne constate pas dans ces pays la désaffection que la philosophie morale a connue pendant plusieurs décennies en France. Il reste donc encore beaucoup à faire.