Entretien avec Daniel Bougnoux

Il ne faut pas avoir peur des images

Les séductions de l'image, en particulier animée, sont-elles à même d'appauvrir notre intelligence et d'inhiber notre sens critique ? Pas plus que d'autres inventions historiques, nous explique Daniel Bougnoux.

Sciences Humaines : Que ce soit en bien ou en mal, on ne peut que constater, depuis la Seconde Guerre mondiale, une inflation rapide de la présence d'images imprimées ou projetées dans notre environnement. Certains en font même la caractéristique première de la culture contemporaine : nous serions entrés dans une « ère de l'image ». Avant d'en tirer les conséquences, a-t-on seulement le droit de parler ainsi de l'image en général ?

Daniel Bougnoux : Oui, peut-on confondre pêle-mêle dans un grand sac toutes les images, fixes ou animées, imprimées, gravées ou projetées sur un écran..., qui s'offrent à notre regard ? Quand on le fait, c'est en général pour opposer globalement le lisible au visible, l'image au discours. De fait, nous ne portons pas le même regard sur un texte et sur une image, et ces deux types de regards suscitent en nous des postures mentales très différentes. Le balayage d'une image est libre, on peut entrer et sortir par où l'on veut. Le balayage d'un texte est contraint par un sens (une direction) de lecture obligatoire. Le discours parlé ou écrit est linéaire alors que l'image ne l'est pas, même si l'on y décèle parfois un parcours de « lecture ».

D'autre part, l'image est analogique : elle fonctionne par ressemblance avec l'objet représenté. Le discours fait appel au langage articulé, lequel s'exprime à travers un ensemble de codes symboliques oraux et écrits, qu'il nous faut maîtriser. A priori, comprendre une image demande donc moins de travail et suppose moins de compétences acquises que de lire un texte. Au nom de cela, l'image est réputée plus facile à appréhender que tout ensemble de signes appartenant au domaine logico-langagier. En principe, regarder une image demande moins d'efforts que déchiffrer un énoncé en langage naturel, ou plus encore, une formule chimique ou mathématique. La mise en ligne des informations exige un effort de déchiffrement. Devant l'image, au contraire, notre pensée se relâche et c'est pourquoi l'image procure un plaisir immédiat. Ainsi, la chute de l'esprit dans le sommeil se manifeste par un flot d'images : ce sont les rêves. Il y a très peu de mots dans nos rêves, et quand il y en a, ils fonctionnent selon Freud comme des images, sur le mode du rébus. On a donc quelques raisons fondamentales d'opposer les deux modes de communication iconique et logico-langagière, même si différentes images peuvent aussi faire appel à différents codes.

Cette différence a beaucoup de conséquences. Pour communiquer facilement et rapidement, l'image semble supérieure au texte. La culture de masse, on le voit tous les jours, privilégie l'image : les magazines illustrés se vendent plus facilement que les magazines de texte. Pour agrémenter une conférence, il est bienvenu de projeter comme on dit des « visuels » ; l'impératif de communication mène à l'iconisation des messages, avec tous les bénéfices immédiats qui s'ensuivent : saisie rapide, plaisir, adhésion. En revanche, les institutions savantes ou les religions monothéistes se sont méfiées de l'image à un moment ou à un autre de leur histoire. Jusqu'à il y a peu, l'école républicaine était « iconophobe » : on n'y aimait pas beaucoup le cinéma ni la photo, encore moins la télévision et la bande dessinée, et pas du tout la publicité. La photographie, l'ordinateur et l'infographie sont entrés aujourd'hui à l'école, mais sans y être enseignés à la hauteur d'autres disciplines. On voit bien que les programmes sont encore de nos jours largement construits autour de la « graphosphère », de l'imprimé et de l'ordre logico-langagier. C'est une ligne de partage tenace, et qui explique qu'on s'alarme de la surabondance des images dans notre vie quotidienne. Or dans l'histoire de l'humanité, il semble bien que l'image ait été pratiquée avant l'écriture ; faut-il pour autant voir dans cet prolifération des images une régression culturelle ? Les séductions de la culture de masse mettent-elles vraiment l'esprit logique ou critique en danger d'affaissement ? Je ne partage pas cette crainte, mais elle est dans l'air du temps.