Sciences humaines: L'identité moderne se caractérise par ce que vous appelez « l'éthique de l'authenticité » et «l'affirmation de la vie ordinaire ». Quels en sont les enjeux philosophiques et les significations ?
Charles Taylor : Dans l'éthique traditionnelle de l'existence, prônée par Aristote, la vie matérielle a seulement une importance infrastructurelle. Pour lui, une vie qui se consacrerait uniquement aux choses matérielles est une vie d'esclave ou d'animal. Dans Le Politique, Aristote soutient qu'une « vie bonne », proprement humaine, ne se réduit pas à la survie. Elle suppose la perfection morale, la contemplation et la participation du citoyen à la vie de la cité.
Avec le protestantisme apparaît une conception moderne de la vie. Inspirée par la culture chrétienne, elle valorise au contraire la vie ordinaire. Il faut vivre humblement, dans la piété et dans la crainte de Dieu. La vie doit s'accomplir dans le mariage et les devoirs sociaux. Je propose le terme technique de « vie ordinaire » pour désigner les aspects de l'existence humaine qui se rattachent à la production et à la reproduction, c'est-à-dire le travail, la fabrication des biens nécessaires à la vie, notre vie en tant qu'êtres sexuels - y compris le mariage, la famille, la vie sentimentale. A cet égard, la relation hommes/ femmes a une importance capitale. Je crois que l'affirmation de la vie ordinaire est devenue l'une des idées les plus puissantes de la civilisation moderne. La vision « bourgeoise» de la vie, préoccupée du bien-être, tout comme la vision marxiste, qui valorise l'homme producteur, participent de cette valorisation de la vie ordinaire.
Un autre axe de la conception moderne de la vie est lié au thème de l'authenticité: chaque être humain a sa propre façon d'être, recherche une forme de vie qui soit la sienne. Je dois puiser à l'intérieur de moi-même les sources morales de mon existence. Quelque chose dans la nature de mon expérience à moi-même semble rendre presque irrésistible, incontestable, une telle localisation.
SH : La laïcité, la désacralisation, le « désenchantement du monde » a, selon vous, changé le sens que l'individu donne à sa vie.
C.T. : Nos ancêtres pensaient faire partie d'un ordre qui les dépassait. Il s'agissait parfois d'un ordre cosmique, d'une « grande chaîne des êtres » qui assignait à chacun une place dans la société. L'ordre divin assignait et justifiait aussi la place de chacun dans la société : son rôle, son statut, et le sens qu'il doit donner à sa vie (la recherche du salut dans l'au-delà, par exemple). La liberté moderne a fini par discréditer ces hiérarchies. Ce qui m'intéresse, c'est d'examiner les conséquences que la désacralisation a entraîné pour la vie humaine et pour son sens. L'individu contemporain s'est coupé des vastes horizons sociaux et cosmiques qui régentaient son existence. Pour l'éthique guerrière du cavalier ou l'éthique contemplative platonicienne, la vie ordinaire est vile et méprisable. L'affirmation de la vie ordinaire a impliqué, pour certains, la perte de toute dimension supérieure dans l'existence, la valorisation des « petits et vulgaires plaisirs », comme le disait Tocqueville.
SH : Mais vous ne partagez pas le point de vue de ceux qui voient dans l'affirmation du sujet moderne un repli vers le narcissisme, l'égocentrisme ?
C.T. : L'existence humaine n'a effectivement pas de sens hors de son caractère dialogique fondamental, c'est-à-dire hors du lien qui unit le sujet à autrui. Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, par l'intermédiaire d'une relation à autrui. En effet, nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec « les autres qui comptent ». Et même quand nous survivons à certains d'entre eux - nos parents, par exemple -, la conversation que nous entretenons avec eux se poursuit en nous, bien après leur disparition, aussi longtemps que nous vivons. Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un élément de mon identité intérieure. De ce point de vue, les discours à la mode, qui prônent l'authenticité et l'épanouissement de soi indépendamment de nos liens aux autres, sont improductifs et détruisent les conditions mêmes de l'authenticité.