Votre dernier livre s’intitule Apprendre à résister. Qu’est-ce que cela signifie ?
Ce livre résume vingt années de recherches menées par mon laboratoire. « Résister » est le mot le plus simple, le plus évocateur, pour refléter cette capacité mentale fondamentale : notre cerveau doit savoir inhiber nos impulsions, nos automatismes. La résistance est à la fois un élan universel et un combat individuel, contre soi-même. Pour bien comprendre ma théorie du développement cognitif et ses conséquences éducatives, il faut savoir que le cerveau de l’enfant, comme celui de l’adulte, fonctionne avec deux types de stratégies pour résoudre les problèmes : l’heuristique et l’algorithme.
L’heuristique est une logique rapide et intuitive. C’est par exemple l’association de la longueur au nombre, identifiée par Jean Piaget. Au lieu de compter des objets alignés, ce que les enfants savent parfaitement faire, ils utilisent une stratégie plus rapide : mesurer la longueur des rangs. Ce procédé marche souvent, mais pas toujours. On a mené cette expérience auprès d’enfants : on les soumet à des pièges perceptifs, par exemple, deux lignes d’éléphants Babar ou de jetons en nombre parfaitement égal, mais dont on fait varier l’espacement. Les enfants pensent que la plus longue comprend le plus grand nombre de Babar car ils sont habitués à voir les chiffres symbolisés par des objets alignés dans les manuels scolaires ou sur les murs des classes. Ils associent alors la longueur des rangs à la quantité. Utilisé au quotidien, ce procédé n’est donc pas toujours fiable. L’algorithme demande un effort cognitif et une analyse, mais il conduit toujours de façon certaine au bon résultat. Dans l’exemple de J. Piaget, il s’agit de compter les objets, quelle que soit la longueur des alignements. Ça demande plus de temps, mais on ne se trompe pas. Notre cerveau fonctionne soit selon le mode heuristique, soit selon le mode algorithmique. Dans certains cas, l’heuristique est tellement rapide qu’elle nous empêche d’être logiques, rationnels. Il faut qu’un troisième système intervienne pour résister aux heuristiques et activer nos algorithmes. C’est l’inhibition. Elle intervient dans toutes les formes de connaissance : de la permanence des objets chez les bébés au raisonnement de l’adulte, en passant par le dénombrement ou encore la classification.
C’est ce que vous avez découvert grâce à l’imagerie cérébrale ?
J’avais déjà cette idée de système d’inhibition dans les années 1990. À travers des études comportementales, j’ai remarqué que dès que l’on présentait un piège perceptif à l’enfant, comme dans l’expérience des éléphants Babar, il se trompait, alors que dans d’autres situations où l’on testait ses compétences numériques sans qu’il y ait de piège à inhiber, l’enfant réussissait. L’imagerie cérébrale a montré que la capacité d’inhiber se situe dans le cortex préfrontal. Mais ce n’est pas tout ! Les progrès techniques permettent de reconstituer plus finement l’activité cérébrale, de voir comment elle évolue. Les IRM sont comme des caméras : on peut « filmer » le cerveau en direct, ou plus exactement reconstruire son image 3D sur ordinateur, pour observer des opérations mentales qui durent à peine quelques secondes. Et de l’ordre des millisecondes avec l’électroencéphalogramme à haute densité. C’est ce qui nous a permis de montrer que, pour réaliser certaines tâches, le système inhibiteur doit s’activer, désamorcer les automatismes et enclencher la réflexion très rapidement. C’est comme si on avait découvert l’ADN de la connaissance.