Rien ne semblait prédisposer John Bowlby à devenir le spécialiste des relations parent-enfant, aujourd’hui internationalement reconnu et dont les idées continuent à révolutionner bien des conceptions de la psychologie, tant théoriques que cliniques.
Né au début du siècle dernier dans une famille de la haute bourgeoisie londonienne avec une forte tradition militaire, son père, médecin des armées, était chirurgien privé du roi Georges V, ce qui lui a entre autres valu d’être anobli.
Dès l’adolescence, le jeune John et son frère, de quelques mois son aîné, entrent à l’école navale. Il s’y montre un élève brillant sur les plans académique, sportif et artistique. Sa carrière aurait pu être toute tracée, à l’instar de ses ancêtres aux grades prestigieux, mais il décide bientôt de quitter l’armée pour faire médecine, qu’il abandonne au bout de deux ans pour se consacrer à la psychologie, puis à l’enseignement dans une école pour enfants en difficulté.
S’est-il senti proche de ceux-ci, par une enfance compliquée par la perte de sa nounou à 4 ans, le décès de son parrain sous ses yeux à 12 ans, l’autoritarisme sarcastique d’une gouvernante, la froideur et les absences de son père, la faible disponibilité de sa mère et un séjour dès son plus jeune âge dans un internat associant violence psychologique et châtiments corporels ? Il dira en effet de son enfance qu’elle l’a suffisamment blessé, même s’il n’en est pas sorti brisé.
L’importance d’une relation positive à autrui
Cela étant, il serait trop rapide d’en conclure qu’il a été un enfant maltraité et que c’est un manque d’attention et de soutien de la part de ses proches qui l’a conduit à élaborer la théorie de l’attachement.
Certes, il ne rencontrait sa mère qu’une heure par jour, mais celle-ci se consacrait alors totalement à ses enfants, dans une ambiance détendue et ludique. La correspondance qu’il a entretenue par la suite avec elle montre que leurs liens étaient profonds, qu’il pouvait lui exprimer librement ses émotions, aborder toute sorte de sujets sans contrainte, c’est-à-dire le contraire même du type de contact qu’entretient un enfant évitant avec une mère distante et indisponible. Quant à l’absence de son père, elle était compensée par des relations proches avec d’autres hommes de sa famille, et l’autorité de celui-ci a été suffisamment souple et compréhensive pour qu’il ne contraigne pas ses fils à poursuivre dans la voie militaire, par exemple.
Par ailleurs, si le jeune Bowlby vit aussi mal son placement en internat, c’est qu’il avait vécu auparavant dans un univers protecteur, en contraste avec les violences subies dans cette école. C’est donc parce qu’il a vécu une enfance faite de joies et de peines, de soutien et d’abandon, de proximité et de distance, de compréhension, de complicité avec les uns et de violences et d’humiliations avec les autres, qu’il s’est trouvé à même de ressentir l’importance fondamentale d’une relation positive à autrui et la nocivité, la douleur, de l’absence de celle-ci.
Très tôt, en effet, il s’est intéressé aux caractéristiques environnementales présidant au développement de la personnalité ou, autrement dit, à ce qui, dans les relations familiales, forge la perception que l’enfant a de lui-même, d’autrui et du monde qui l’entoure, perception qu’il a tendance à conserver une fois adulte. Dans les établissements spécialisés où Bowlby enseignait, avant de reprendre ses études et de devenir pédopsychiatre et psychanalyste, il avait, à plusieurs reprises, été intrigué par l’attitude de certains petits pensionnaires, en apparence totalement imperméables aux louanges comme aux critiques et aux punitions, et qui semblaient indifférents à l’établissement de liens, avec leurs pairs comme avec les adultes. Les autres éducateurs, ainsi que certains chercheurs dont il avait croisé la route lors de ses études en psychologie, étaient tout à fait persuadés qu’une telle attitude, associée à des troubles de la personnalité, voire à la délinquance, apparaissait chez l’enfant en conséquence de mauvais traitements psychiques. Il pouvait s’agir des suites d’un abandon physique, par décès de la figure maternante par exemple et/ou d’abandon psychique pur, par rejet de l’enfant et ce que l’on appelle aujourd’hui les négligences ou les abus affectifs.
Une fois ses diplômes en poche et une fois établi en tant que psychiatre et psychanalyste d’adultes comme d’enfants, Bowlby s’est attelé à comprendre l’origine des névroses, des psychoses et des troubles de la personnalité. Convaincu de l’origine familiale de ces perturbations, il a mis en place les premières thérapies conjointes mère-enfant, ainsi que des thérapies familiales où il rassemblait parents, fratrie, voire grands-parents lorsque c’était possible, afin de tenter de faire évoluer un système relationnel nocif pour les participants, sans se limiter au « malade » désigné.