L'anorexie : mysticisme, spectacle, maladie

Avant d’être considérée comme une maladie, la privation volontaire de nourriture paraissait signe de virtuosité spirituelle… ou de phénomènes de foire !

Sans parler des performances ascétiques observées chez les anachorètes chrétiens dans les déserts égyptiens au IIIe siècle, les investigations sur les cas d’anorexie les plus anciennement attestés convergent avec les études menées par les historiens de la spiritualité dans le champ de la mystique médiévale, notamment à propos du cas emblématique de sainte Catherine de Sienne (1347-1380), morte d’inanition volontaire. L'extrême ascétisme alimentaire est fréquent dans la mystique féminine durant la seconde partie du Moyen Âge et à la Renaissance.

Le mythe du jeûne absolu

Dans les modes de vie choisis par les mystiques et par les patientes dont parlent les médecins, il faut d’abord reconnaître certaines ressemblances qui ne ressortissent pas nécessairement à une pathologie. Loin de poser que toutes sont des malades, il semble, sous une perspective psychanalytique, qu’elles ont surtout en commun le refus d’assumer l’apanage des femmes dans la transmission de la vie, et qu’elles mettent en œuvre une maltraitance à l’égard de leur propre corps. L’anorectique nie les besoins qui faisaient originellement sa dépendance totale aux soins maternels, et veut s’affranchir du destin féminin qui ferait d’elle un maillon prolongeant la lignée.

Une dérivation de cette anorexie mystique se produit avec le mythe de l’« inédie », né au XVe  siècle, selon lequel certaines personnes auraient vécu de nombreuses années sans aucun apport nutritif. Il s’agit au départ d’une amplification hagiographique des performances ascétiques alimentaires. De la stupeur devant l’hyperactivité de personnes qui se nourrissent à peine, on passe à une interprétation miraculiste de ce paradoxe. C’est au XVIIe  siècle que cette idéalisation de l’anorexie mystique prend les dimensions d’un mythe, efficace à la fois sur le plan subjectif par la fascination d’une maîtrise absolue des dépendances corporelles, et sur le plan social comme manifestation de la prédominance du sacré en face des réalités triviales. Même le protestantisme britannique sera gagné par les prestiges de ce mythe, pour ne pas laisser aux catholiques le monopole de la légitimation par le miracle. Dans la transition de l’anorexie mystique à l’anorexie mentale, cette fascination pour l’inédie tient une place significative. Dès le XVIIe  siècle, la voie est ouverte pour les futures fasting girls anglo-saxonnes, qui viendront dans le sillage de Martha Taylor (adolescente anglaise, du Derbyshire, jeûneuse célèbre à l’âge de 19 ans, en 1668-1669) et de Miss Duke (qu’observera Richard Morton une vingtaine d’années plus tard, en 1689).