Objet et genèse
L'utilitarisme, à première vue, est une doctrine bénigne selon laquelle l'homme mesure son action aux plaisirs qu'elle lui procure. C'est du moins ainsi que Jeremy Bentham (1748-1832), le philosophe britannique qui en est le fondateur, définit « l'utilité ». Comment peut-on se déclarer « anti-utilitariste » et fonder un mouvement destiné à combattre une telle idée ?
C'est pourtant le projet qui, rapporte David Graeber, naquit en 1981 de la rencontre entre Alain Caillé, sociologue et enseignant à l'université de Nanterre, et Gérald Berthoud, anthropologue, enseignant à Lausanne. Les deux hommes viennent d'assister à un colloque sur le don et partagent la même déception sur les analyses qu'ils ont entendues : toutes postulent qu'on ne peut expliquer le mécanisme du don qu'en les rapportant à des intérêts dérivés ou cachés. Ni la générosité, ni le souci d'autrui, ni même le sentiment de dette ne sont des mobiles recevables. Or, en 1924, Marcel Mauss (1872-1950), dans son « Essai sur le don », avait précisément développé le point de vue contraire en montrant que, dans les sociétés archaïques, le don était une obligation première : être généreux est à la fois un plaisir et une contrainte, qui entraîne une obligation de réciprocité, et est donc capable d'entretenir de nombreux échanges dans les sociétés humaines. Il n'a d'ailleurs pas disparu dans les sociétés modernes sous la forme courante du « cadeau » et de la charité. Mais l'idéologie rationaliste nous a habitués à penser que, lorsqu'il n'est pas totalement gratuit, le don est intéressé et obéit à la même logique de profit que les transactions marchandes.
La naissance du M.A.U.S.S.
Armés de cette référence, décidés à en découdre avec l'hégémonie du modèle marchand, A. Caillé, G. Berthoud et plusieurs autres économistes et philosophes (Ahmet Insel, Serge Latouche, Paulette Taieb) créent un petit bulletin et se donnent un ancêtre éponyme : le M.A.U.S.S. est né ! Il annonce son programme (lancer une discussion sur la questions des dimensions non marchandes de l'échange, questionner la réalité historique du marché). A l'origine de la circulation des biens, selon M. Mauss, on trouve non pas le troc, mais le don, qui n'est pas une pratique gratuite, mais un moteur des échanges. Le don diffère de la transaction marchande en ce qu'il crée des liens sociaux, alors que l'échange commercial se limite à assurer la circulation des biens : le premier sera le cheval de bataille du M.A.U.S.S.
Mais comment passe-t-on de la réhabilitation du don à la critique de l'utilitarisme ? Sur la remarque que la logique de l'intérêt est devenue un modèle d'analyse non seulement du marché, mais de toutes sortes de domaines d'action : les décisions professionnelles, les choix en matière d'études, la formation des couples, les relations entre parents et enfants... Or, selon les fondateurs du M.A.U.S.S., c'est la doctrine de l'utilité, celle de J. Bentham, qui est à l'origine, via un certain nombre de philosophes libéraux et d'économistes classiques, du modèle de l'individu rationnel, de la théorie des préférences, de celle des jeux, voire des théories critiques de la domination en sociologie. Cette filiation sera maintes fois examinée dans La Revue du M.A.U.S.S. et contestée, parfois même entre membres du groupe, mais peu importe : le M.A.U.S.S. n'est pas un simple groupe d'études, mais un mouvement critique, porté par la conviction que les rapports capitalistes marchands ne forment pas une base suffisante ni juste pour édifier une société humaine vivable. Etre « anti-utilitariste », c'est s'opposer à tout cela.