L’art passe pour un couronnement de l’espèce humaine. Or, dès le début de votre livre, vous expliquez qu’au contraire il vous semble non pas l’apothéose mais le fondement de l’humanité. Pourquoi ?
C’est un fait ! 40 000 ans avant notre ère, avec Homo sapiens, on trouve à la grotte Chauvet des parois peintes dont la qualité esthétique vaut bien, de mon point de vue, toute autre production ultérieure. On arrive au sommet de l’art aux origines mêmes de l’Homo sapiens. Mais remontons plus loin encore. Homo habilis utilisait des outils, des galets aménagés sans esthétique particulière : c’étaient des ustensiles pour découper vraisemblablement la viande. Puis, chez Homo erectus, on voit apparaître les bifaces symétriques, ce qui n’améliore pourtant pas leur efficacité : nous sommes confrontés à une recherche esthétique, et l’expression d’une valeur symbolique. On a découvert récemment dans certains sites du Moyen-Orient, des collections importantes de bifaces, dont beaucoup n’ont jamais servi. L’art va de pair avec la communication sociale du symbole : il véhicule déjà des significations au fort pouvoir expressif. Peut-être est-il déjà une représentation très simplifiée de l’homme lui-même.
Quelle signification sociale pouvait revêtir la symétrie sur un outil ?
Le distinguer des objets naturels : il y a de la symétrie avec les papillons et beaucoup d’espèces animales, mais en tant qu’objet créé par l’homme je pense que cette distinction, d’emblée, contraste avec ce que l’on peut considérer comme objet d’usage commun. Les productions humaines, ce qu’on appelle des artefacts, entrent dans le domaine de l’art, avec ses règles propres qui font qu’une œuvre n’est pas une simple reproduction de la nature.
Quelles sont selon vous les règles qui signent une œuvre d’art ?
D’abord la cohérence entre les parties et le tout, une harmonie des détails avec l’ensemble, déjà visible dans les bifaces symétriques, comme plus tard dans la grotte Chauvet ou un tableau de Poussin. Les figures se répondent les unes avec les autres, sont composées d’une manière signifiante. Dans la grotte Chauvet on peut voir une répétition de profils de rhinocéros, par exemple, qui pour moi, après Marey, signifient le mouvement. Autre règle de l’art, une œuvre doit être nouvelle, originale ; elle doit trancher avec celles des autres artistes mais aussi celles que l’artiste lui-même a créées précédemment. Elle se distingue également par une qualité de parcimonie, c’est-à-dire qu’elle signifie beaucoup à partir de peu. Chez Matisse ou Picasso, avec un seul trait on arrive à reconnaître un personnage, ou une émotion, de tendresse entre la mère et l’enfant par exemple : avec des moyens minimums, l’artiste exprime une émotion maximale. Enfin, l’œuvre d’art est signifiante. Elle communique un message : chez Kandinsky, Rothko, Picasso ou Poussin, l’artiste essaie de transmettre une vision du monde, qui peut être éthique ou politique ou les deux à la fois, à un public aussi large que possible (Guernica en constitue un exemple).