Février 2000, à Cuernavaca, Mexique. Une discussion animée a lieu lors d’un colloque consacré à l’ancienneté des impacts humains sur la planète. Le prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, bout intérieurement depuis plusieurs minutes en écoutant ses collègues. Il se lève et s’écrie : « Non ! Nous ne sommes plus dans l’Holocène, nous sommes dans…, il s’arrête quelques secondes pour réfléchir, nous sommes dans l’Anthropocène ! » L’Anthropocène, c’est l’ère géologique où les sociétés humaines sont devenues, du fait de leurs activités industrielles, les principaux agents des grands équilibres et des changements de la planète Terre. Le mot est lancé.
En janvier 2002, dans la revue Nature, P. Crutzen donne une forme plus aboutie à son affirmation de Cuernavaca. L’ère de stabilité environnementale et climatique que la planète a connue depuis plus de 10 000 ans, l’Holocène, est désormais terminée. L’homme en tant qu’espèce est devenu une force d’ampleur tellurique. La rupture est telle que nous avançons vers l’inconnu. Aucune situation du passé ne peut servir de modèle, car jamais on n’a connu une telle accélération, une telle modification en aussi peu de temps des quatre « sphères planétaires » (biosphère, hydrosphère, atmosphère et lithosphère) sous l’effet des activités des sociétés humaines.
C’est à la compréhension et à la déconstruction de l’idée d’Anthropocène que s’attaquent Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans cet ouvrage, L’Événement anthropocène. Comprenons bien : l’Anthropocène ne fait pas de doute. Mais, selon C. Bonneuil et J.‑B. Fressoz, la façon dont il est pensé et mis en scène par des scientifiques experts qui prétendent guider des choix apolitiques et objectifs est une fable. Plus exactement, c’est un « grand récit », au sens que Jean-François Lyotard donnait à cette expression dans La Condition postmoderne (1979) : un récit édifiant qui permet d’installer certaines visions du monde et de légitimer un certain type de savoirs et d’actions plutôt que d’autres. Pour les auteurs, ce qui se cache dans cette histoire mise en étapes et dans ces changements climatiques mis en courbes, c’est le poids des « géocrates », ces techniciens et ingénieurs des questions environnementales. « Le grand récit géocratique de l’Anthropocène » fait apparaître le savant, le chercheur, l’ingénieur environnemental comme un héros capable de « guider l’humanité déficiente en connaissances » vers les bons choix à faire, ceux du « pilotage » de la planète. Le mot « pilotage » est ici fondamental : la Terre est vue comme un vaisseau spatial géant (d’où l’importance des photographies de la Terre prises de la Lune) que seuls les ingénieurs du vaisseau Terre peuvent comprendre, réparer et diriger.