L'économie expérimentale

Marginales hier, les expériences de laboratoire deviennent monnaie courante depuis les années 1980 chez les économistes. Leur but : tester les comportements et les interactions économiques, tels que les met en scène la théorie orthodoxe. Celle-ci est rudement mise à l'épreuve.

Une dizaine de personnes sont réunies dans une salle, réparties dans des box individuels. Vous êtes l'une d'entre elles. Vous disposez de dix jetons. Selon la règle que l'on vous a communiquée, vous avez le choix entre les garder ou en verser une partie dans une cagnotte commune. Tout jeton conservé vous rapporte deux euros. Tout jeton remis à la collectivité rapporte un euro à chacun des dix participants. Que décidez-vous ?

Ce test est un classique de l'économie expérimentale. Intitulé le « jeu du bien public », il vise à mettre à l'épreuve le paradoxe de l'action collective- de Mancur Olson. Ce dernier prédit que les individus, pour peu qu'ils soient rationnels, ne participeront pas à la cagnotte (ou, de manière équivalente, au financement d'un syndicat ou d'un service public). Dans le jeu, un jeton conservé me rapporte le double qu'un jeton placé. J'ai donc intérêt à tout garder pour moi. Si d'aventure les autres approvisionnaient le fonds commun, je serais le « passager clandestin », profitant de l'effort collectif sans y contribuer. Pourtant, il est aisé de voir que si chacun tient ce raisonnement et garde ses jetons, le gain est de vingt euros par personne (dix jetons x deux euros), alors qu'il serait de cent euros (dix participants x dix jetons x un euro) si chaque participant mettait tout dans le pot commun. D'où une proposition, analogue à celle du fameux « dilemme du prisonnier » : la rationalité individuelle peut engendrer des situations collectives inefficaces.

Premières réfutations

L'expérimentation ne confirme pas cette prédiction. Lorsque le « jeu du bien public » est mis en œuvre en laboratoire, il apparaît que les individus consacrent entre 40 et 60 % de leurs jetons au financement du pot commun 1. La théorie économique est mise en défaut. Doit-on en conclure que les individus ne sont pas rationnels ? Ou que les économistes ne modélisent pas correctement la décision individuelle ? Ou encore que le « jeu du bien public » n'est qu'une bizarrerie qui ne saurait mettre en cause les démonstrations huilées de la théorie ? Telles sont les questions que suscitent, de manière récurrente, les résultats moissonnés par les économistes expérimentaux.

Pendant longtemps, les théoriciens ont dans leur ensemble considéré avec réserve, voire avec dédain, les expériences conduites par quelques économistes isolés. D'autant plus que ceux-ci étaient souvent animés d'une intention critique affichée.

publicité

Edward Chamberlin, théoricien de la concurrence imparfaite, organise à la fin des années 1940 une série d'expériences (les premières du genre) dans sa salle de classe à Harvard. Il y reproduit une situation de marché où chaque élève est soit offreur soit demandeur d'un bien fictif. L'expérimentateur communique à chacun d'entre eux un coût et un prix d'achat, puis les participants négocient deux à deux, chacun essayant de dégager un profit. Résultat : ce marché fictif ne converge pas vers l'équilibre prédit par la théorie. Les quantités échangées sont plus faibles et le prix plus élevé.

En 1953, l'économiste français Maurice Allais s'en prend au modèle de l'utilité espérée, soit la transposition de la théorie du choix rationnel aux situations de risque. Dans un article qui demeure l'une des références incontournables en la matière, il rend compte d'un sondage qu'il a soumis à des collègues économistes, généralement familiers du modèle de l'utilité espérée. Dans leur grande majorité, les réponses données par les sondés violent l'une des hypothèses de rationalité (l'indépendance) sur laquelle repose ladite théorie...

De la critique à une pratique routinière

Les travaux de Vernon Smith, futur prix Nobel d'économie 2002, marquent cependant le véritable départ de l'économie expérimentale. Ni E. Chamberlin ni M. Allais ne souhaitaient convertir la science économique à l'expérimentation. Ils entendaient plutôt mettre en doute par une expérience ponctuelle l'un des schémas de raisonnement habituel des économistes orthodoxes. Pour V. Smith, il en est autrement, l'expérimentation devant devenir le complément de la modélisation théorique, une pratique routinière de vérification des résultats, de même qu'une source de connaissances susceptibles d'engendrer de nouveaux modèles.

V. Smith était l'assistant d'E. Chamberlin lors de son expérience de salle de classe. En 1956, il met sur pied sa propre expérimentation de l'équilibre de marché en modifiant quelque peu les règles du jeu. Les participants sont séparés en deux groupes. Les acheteurs se voient communiqué un prix maximum d'achat, les vendeurs un prix minimum de vente. Ensuite, au lieu de négocier deux à deux comme dans l'expérience de E. Chamberlin, les échangistes participent à une enchère publique. Les acheteurs comme les vendeurs peuvent crier des offres, à condition de respecter une règle simple : une offre d'achat (de vente) se fait nécessairement à un prix supérieur (inférieur) au prix en vigueur. Avec cette procédure de « double enchère », V. Smith obtient un résultat différent de celui de son mentor : le marché converge bien vers le prix d'équilibre théorique de l'économie 2.