◊ Qu’est-ce que l’intuition ?
Benjamin Franklin est connu pour avoir inventé le paratonnerre, rédigé la Constitution des États-Unis et lancé la formule « time is money ». On sait moins que celui qui fut aussi éditeur et journaliste inventa aussi la méthode « pro and cons » qui est à la base de la plupart des méthodes de prise de décisions rationnelles. La démarche est simple : quand on hésite entre deux solutions, B. Franklin préconise d’écrire d’un côté la liste des arguments pour (« pro »), de l’autre contre (« cons »), puis d’attribuer à chaque argument une valeur (un, deux ou trois points). À la fin, il suffit de faire le solde pour obtenir la bonne décision (il faut tout de même laisser mûrir les choses deux ou trois jours, précise B. Franklin).
Le psychologue allemand Gerd Gigerenzer (Max Planck Institut, Berlin) raconte dans Le Génie de l’intuition (2009) qu’un de ses amis, Harry, qui hésitait entre deux jeunes femmes, eut l’idée d’employer la méthode de B. Franklin pour choisir. Le savant « calcul amoureux » fait pencher la balance pour l’une, mais Harry se sentait irrésistiblement attiré par… l’autre. Comme si une intuition plus forte que toute raison l’alertait : « Attention, tu ne fais pas le bon choix ! » L’histoire ne dit cependant pas s’il a eu raison.
Il y a quelques années, il m’est arrivé une histoire similaire lors du recrutement d’un collaborateur. Pour trancher entre les deux derniers candidats, la méthode franklinienne, qui permettait de prendre en compte les compétences, les motivations, les capacités relationnelles, la disponibilité, l’expérience, fit pencher la balance en faveur de A. Pourtant « quelque chose » me disait que B était le bon choix. La raison triompha et A fut embauché. Mais quelques mois plus tard, il ne s’était pas révélé à la hauteur. Une fois sa période d’essai terminée, on fit appel au second candidat… qui s’est finalement avéré le bon. L’intuition première était donc bonne… Elle avait battu le choix rationnel.
◊ Les scientifiques ont-ils recours à l’intuition ?
G. Gigerenzer fait partie de ceux qui ont réhabilité l’intuition comme un mode de décision fiable et efficace. Il définit celle-ci comme « ce qui jaillit dans la conscience, dont les raisons nous échappent en partie et est cependant suffisamment convaincant pour nous pousser à agir ». Cette définition est suffisamment large pour correspondre à une gamme de processus allant du calcul « pifométrique » à la soudaine révélation scientifique (« l’effet eurêka ») en passant par les « coups de génie du sportif » ou le « flair » du professionnel.
Si ces formes d’intuition peuvent être regroupées autour d’un même mot, c’est parce qu’elles présentent certains traits communs : s’émanciper de la raison, s’imposer comme une évidence impérieuse et souvent comporter une charge émotionnelle. Pour en analyser les forces et les limites, il importe de rentrer dans la boîte noire et de cerner les différentes formes de perception et de décision qui se cachent derrière ce mot.
Dans un portrait de la mathématicienne Sylvia Serfaty, brillante lauréate du prix Abel 1, l’un de ses collègues déclare que l’une de ses qualités est d’avoir du flair. Ce flair est présenté comme la capacité à détecter des pistes de recherche prometteuses. Il est curieux d’évoquer le flair dans un domaine comme les mathématiques, assimilées à la logique et au calcul. Pourtant, nombre de mathématiciens de renom lui ont accordé, de longue date, une place notable.
Le grand mathématicien Henri Poincaré écrivait déjà il y a un plus d’un siècle que l’intuition est nécessaire dans la découverte mathématique, au moment de forger des hypothèses : « La logique est l’instrument de la démonstration, l’intuition est l’instrument de l’invention 2. » H. Poincaré a raconté un jour comment il a eu l’intuition d’un résultat majeur (les fonctions fuschiennes) en montant dans l’autobus alors qu’il pensait à tout autre chose.
Le psychologue Stanislas Dehaene parle d’« intuition mathématique » dans un tout autre sens. En psychologie cognitive, l’intuition mathématique désigne la perception spontanée que les nourrissons ou certains animaux ont des nombres. Placés devant une collection d’objets ou de figures, ils savent spontanément les dénombrer sans les compter explicitement. Cette intuition permet de repérer le nombre d’éléments dans un ensemble quels que soient leur position ou leur mode de regroupement.
En mathématique, l’intuition peut désigner le flair (repérer les bonnes pistes à explorer), l’illumination soudaine de la découverte ou la perception spontanée des nombres et volumes. Il existe un courant de la philosophie des mathématiques qualifié d’« intuitioniste », forgé dans les années 1930 par le Néerlandais Luitzen Brouwer (1881-1966) par opposition au « formalisme », qui prétend que les mathématiques ne peuvent se construire que sur la logique déductive.
Nous voilà donc devant un paradoxe : la plupart des mathématiciens s’accordent à reconnaître l’importance de l’intuition dans leur discipline, mais aucun ne lui donne vraiment le même sens. Un spécialiste résume d’ailleurs ce constat de façon abrupte : « La notion d’intuition mathématique est notoirement obscure 3. » Autre façon de dire les choses : en mathématiques, on ne peut se passer de l’intuition bien que l’on ne sache pas vraiment de quoi il s’agit !