Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie 2002, se vante de n’avoir jamais suivi un cours d’économie. C’est en tant que psychologues que son collègue Amos Tversky et lui, au cours des années 1970, ont développé ce qui allait devenir une véritable révolution en économie : la « prospect theory ». L’article, publié dans la revue Econometrica, est aujourd’hui l’une des références les plus citées de la littérature économique 1. Les deux hommes, au cours de ce que D. Kahneman décrit comme une conversation quotidienne développée pendant plusieurs années, mettent au point expérience après expérience pour vérifier le postulat de rationalité de la théorie standard en économie. Ils identifient certaines failles, certaines erreurs communes et concluent que les individus ne sont pas « rationnels » au sens où l’entendent les économistes orthodoxes ; mais ni « irrationnels » ni même imprévisibles. La « prospect theory », suivie par ce qui s’appellera l’économie comportementale 4, s’attache précisément à comprendre et prédire les choix et décisions des individus réels. D. Kahneman, aujourd’hui âgé de 77 ans, publie un ouvrage qui lui a coûté cinq ans d’efforts, une somme sur la psychologie du jugement et de la décision, de son travail et de l’état des connaissances dans les domaines pertinents de la psychologie et, plus largement, sur le fonctionnement de la pensée : Thinking, Fast and Slow traduit sous le titre Système 1/Système 2 : les deux vitesses de la pensée(Flammarion, 2012).
En français le livre s’appelle Système 1/système 2. Ces deux « systèmes de pensée » se réduisent-ils à l’intuition et à la raison ?
Non. L’intuition est bien un produit du système 1 (ou système de pensée rapide). Mais le système 1, c’est bien davantage que l’intuition. Il englobe tout ce qui est automatique. Quand je dis 2 + 2, vous pensez 4 : ça, c’est le système 1, mais ce n’est pas de l’intuition. L’intuition, c’est l’une des nombreuses façons que nous avons d’avoir des pensées qui nous viennent automatiquement et de façon involontaire. Quant au système 2 (ou pensée lente), la raison en fait partie mais il y a bien autre chose que la raison. Il est vrai que raisonner implique un effort et un caractère séquentiel par définition : or ce sont bien là deux caractéristiques de la pensée lente. Mais le système 2 est bien davantage que cela, il comprend non seulement la logique, la réflexion mais aussi le self-controlpar exemple. L’idée générale, c’est qu’il y a un système de pensée lente (système 2) qui est très paresseux, indolent, alors que dans la pensée rapide (système 1), les pensées surviennent automatiquement sous forme d’émotions, de réactions, de récits. Dans ma description, le système 2 donne son aval au système 1 ; c’est un peu comme s’il mettait sa signature sur un document qu’on lui présente. J’utilise la métaphore d’un rédacteur en chef. Le système 2 « relit » le comportement alors que l’écriture proprement dite s’est faite ailleurs, pour l’essentiel dans le système 1. Mais le système 2 peut bloquer un article, ou le modifier ou mobiliser un autre rédacteur pour s’en occuper…