Une vaste nébuleuse
Concept générique, l’économie sociale et solidaire (ESS) est souvent assimilée au commerce équitable ou aux associations d’aide aux plus démunis, comme les Restos du cœur. Au-delà, l’économie sociale et solidaire désigne aussi de très petites structures qui, à l’échelle d’une commune, organisent des cours de soutien scolaire ou aident les personnes âgées. Même un club de football amateur relève de ce vaste champ, dans la mesure où il crée du lien social, par exemple parmi les jeunes d’un quartier, sans chercher à en retirer de bénéfice autre que celui nécessaire à son fonctionnement. À côté des associations, qui représentent 80 % des acteurs, la grande famille de l’ESS se compose également de coopératives, de mutuelles et de fondations.
Ainsi, l’entreprise bordelaise Motion Twin, qui développe depuis 2001 des jeux pour sites Internet, n’a rejoint l’ESS qu’après sa transformation en société coopérative ouvrière de production (Scop), en 2004. Cette forme juridique, plus conforme à ses aspirations, permet à ses treize salariés d’être associés, de posséder une part égale de l’entreprise indifféremment de leur ancienneté et de leurs qualifications, de prendre les décisions en commun et de partager équitablement les bénéfices entre les membres. Ce n’est donc pas par son activité mais plutôt par son organisation, fort différente des sociétés capitalistes classiques, que Motion Twin se distingue. Il en va de même pour les autres coopératives (parmi lesquelles figurent entre autres le groupe Chèque déjeuner, le magazine Alternatives économiques, les supermarchés Leclerc et le Crédit agricole), et les mutuelles de santé et d’assurances (Macif, Maïf, MGEN, etc.). De l’association de quartier à la grande banque, l’ESS désigne donc moins une réalité circonscrite qu’une vaste nébuleuse assez hétéroclite et aux contours diffus.
• L’Irrésistible Montée de l’économie sociale. Un projet, une culture, des valeurs
Virginie Robert, Autrement, 2007.
Une histoire ancienne
L’économie sociale et solidaire (ESS) plonge ses racines dans une histoire ancienne. Pour Philippe Frémeaux, président d’Alternatives économiques, deux logiques la sous-tendent dès le Moyen Âge. Une logique caritative : « Les hospices de Beaune, fondés en 1443, mondialement connus pour leur patrimoine architectural et la vente annuelle de leur production viticole, exploitent toujours un centre hospitalier à but non lucratif de plus de deux cents lits et un institut de formation en soins infirmiers. » Une logique d’auto-organisation lorsque des groupes se rassemblent pour trouver des solutions collectives à leurs problèmes, comme les agriculteurs du Jura qui créent les premières fruitières coopératives.
Mais c’est au xixe siècle que l’ESS prend véritablement son essor. Le développement des sociétés industrielles, dominé par le capitalisme, engendre des mouvements philanthropiques. Certains patrons, comme Jean-Baptiste Godin, veulent améliorer les conditions de vie des ouvriers. Ce fabricant de poêles construisit par exemple en 1859 un familistère qui réunissait l’activité économique et la vie familiale des ouvriers tout en leur assurant l’éducation et l’accès à la culture. Des sociétés de secours mutuel sont créées par les ouvriers pour réagir aux licenciements sans indemnités et aider les salariés malades. Selon le principe mutualiste, les membres cotisent et peuvent en retour accéder à un minimum de sécurité en cas de pépin. Ce principe est aussi l’un des fondements des banques coopératives (Crédit agricole, Crédit mutuel, Caisses d’épargne, Crédit coopératif et Banques populaires). À la fin du xixe siècle, des paysans, des artisans et des petits patrons, auxquels les banquiers refusent des prêts, s’unissent sur un même territoire, ou au sein d’une même corporation, pour se donner les moyens d’accéder au crédit. C’est ce qui explique que ces banques, qui représentent 60 % de la banque de détail et 56 % des dépôts en France, participent de l’ESS.
À partir des années 1980, la montée du chômage, de l’exclusion et des inégalités ouvre la porte à d’autres champs d’action : commerce équitable, soutien scolaire, aides à domicile pour les personnes âgées, insertion professionnelle des personnes handicapées sont autant d’activités qui composent cette seconde génération de l’ESS.
• La nouvelle alternative ? Enquête sur l’économie sociale et solidaire
Philippe Frémeaux, Les Petits Matins, 2011.
• Le Travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise
Michel Lallement, Les Belles Lettres, 2009.
Une alternative au capitalisme ?
Quel rôle peut jouer l’économie sociale et solidaire (ESS) face au capitalisme, qui s’est imposé depuis la chute du mur de Berlin comme « le moins pire des systèmes » ?
Certains, comme Jean-François Draperi, envisagent l’ESS comme « une utopie qui permet d’envisager qu’une autre économie soit possible ». Pour lui, des initiatives telles que la création de monnaies solidaires ou le rachat de sociétés de capitaux par les usagers pour les transformer en groupements de personnes pourraient entraîner un « changement non-violent de l’économie » en substituant des valeurs d’égalité, de liberté et de solidarité à la concurrence.
Thierry Jeantet, président d’un rassemblement européen d’assureurs d’économie sociale, y voit de son côté des modes d’organisation alternatifs qui peuvent résoudre les problèmes actuels : faim dans le monde, dégâts environnementaux, inégalités, exclusion…
Plus circonspect, Philippe Frémeaux reproche à T. Jeantet de présenter « le secteur tel qu’il voudrait qu’il soit, et non tel qu’il est ». Si l’ESS apparaît comme « l’amorce d’une autre économie », le journaliste constate au regard de l’histoire de ses organisations qu’elle se place sous une triple logique.
• De récupération lorsque l’État reprend les initiatives de la société civile. Ainsi, la Sécurité sociale doit son existence au mouvement mutualiste de la fin du XIXe siècle.
• D’instrumentalisation quand des associations se voient confier par une collectivité la mise en place de politiques publiques (par exemple, l’animation d’un centre-ville confiée à un comité des fêtes associatif).
• De banalisation au moment où les acteurs de l’ESS se mettent à poursuivre des fins qui ne les distinguent plus de leurs concurrentes capitalistes (le groupe Limagrain est ainsi une puissante coopérative mondiale de semences et un acteur majeur de la recherche et de la production d’OGM). D’où le scepticisme de certains, comme le sociologue Matthieu Hély, qui considère que « l’économie sociale et solidaire n’existe pas ». Pour lui, l’essor des activités associatives manifeste davantage « le résultat d’une politique de brouillage des frontières entre privé et public » que l’émergence d’un troisième secteur.
En définitive, malgré les espoirs qu’elle cristallise et l’actuelle remise en question du système capitaliste, l’ESS peine à constituer un mouvement social alternatif visible, reconnu et crédible face au capitalisme.
• L’Économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoires et démocratie
Jean-François Draperie, Dunod, 2011.
• L’Économie sociale : une alternative au capitalisme
Thierry Jeantet, Économica, 2008.
• « L’économie sociale et solidaire n’existe pas »
Matthieu Hély, La Vie des idées, 11 février 2008.
www.laviedesidees.fr/L-economie-sociale- et-solidaire-n.html
Une gouvernance démocratique ?
« Chez nous, il n’y a pas d’actionnaires, mais des sociétaires, au cœur de l’organisation pour mieux être au cœur des préoccupations, avec toujours une finalité : rendre le meilleur service. » Ce slogan de la Maif explique qu’un sociétaire n’est pas un client comme les autres, mais « une personne qui donne son avis et élit d’autres sociétaires pour le représenter aux assemblées générales ». C’est pourquoi l’on parle pour les mutuelles de sociétés de personnes et pour les assurances de sociétés de capitaux.
Toutefois, « il ne suffit pas d’avoir un dirigeant élu selon le principe “un homme, une voix” pour pouvoir parler de gouvernance démocratique », observe Hugues Sibille, ancien délégué interministériel à l’économie sociale, aujourd’hui vice-président du Crédit coopératif. En ne donnant le pouvoir qu’à une catégorie d’acteurs, en l’occurrence les sociétaires, les coopératives et les mutuelles ignorent les autres parties prenantes de leur entreprise : les salariés, les fournisseurs, les prestataires… Seules des structures plus récentes, et encore peu utilisées, les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) tentent de tenir compte des intérêts divergents.
Toutefois, plusieurs auteurs, dont Philippe Frémeaux, soulignent qu’« en pratique, la bonne marche d’une organisation productive s’accommode plutôt bien d’une pluralité limitée : les adhérents et sociétaires ne sont pas organisés en partis ni même en tendances, et aucune opposition ne dénonce en permanence la gestion conduite par la majorité ». Cet unanimisme explique, d’après lui, que les élections aux conseils d’administration se fassent majoritairement sur liste unique, le nombre de candidats étant égal au nombre de postes à pourvoir. De cet état de fait résulte la faible mobilisation des sociétaires peu incités à voter en l’absence d’enjeux électoraux. La démocratie court alors le risque de n’être qu’une façade…
• « Pour une démocratie économique »
Hugues Sibille, Hommes & Libertés, n° 145, janvier-mars 2009.
Économie sociale, économie solidaire : quelle différence ?
Le sociologue Jean-Louis Laville établit une triple distinction entre économie sociale et solidaire.
Les acteurs de l’économie solidaire cherchent à mettre leurs activités au service d’un changement social (lutte contre les inégalités, dégâts écologiques, exclusion), alors que ceux de l’économie sociale se satisfont d’une structure « alternative » en interne et appliquent les mêmes règles marchandes que n’importe quelle société capitaliste. Comme lorsque, par exemple, des agriculteurs organisés en coopératives exercent une agriculture productiviste, parfois contraire à des objectifs de santé publique ou de préservation de l’environnement.
Inscrite dans une logique corporatiste, l’économie sociale défend l’intérêt de ses membres en priorité, tandis que l’économie solidaire associe davantage les usagers, les travailleurs et les volontaires afin que leur action profite à tous.
Enfin, l’économie solidaire mise sur l’hybridation de ses ressources (recettes marchandes, dons, subventions publiques) alors que l’économie sociale vise l’autonomie par rapport à l’État.
Beaucoup d’acteurs de l’économie solidaire (commerce équitable, associations de lutte contre l’exclusion, pour l’insertion, etc.) reprochent à l’économie sociale d’être trop gestionnaire et de se concentrer sur l’intérêt de ses membres plutôt que sur l’intérêt général, en négligeant sa dimension citoyenne et civique.
• « Présentation générale. Économie solidaire et changement social »
Jean-Louis Laville, in J.-L. Laville (dir.), L’Économie solidaire, CNRS éd., 2011.
Le salariat associatif : un emploi comme les autres ?
En trente ans, les effectifs du salariat associatif ont triplé et représentent un peu plus de 1,8 million aujourd’hui, soit 80 % de l’emploi dans l’économie sociale et solidaire (ESS). Or celui-ci demeure très largement précaire avec deux fois plus de contrats à durée déterminée dans les associations que dans le secteur marchand. Toutes choses égales par ailleurs, le niveau des salaires est aussi plus faible dans le secteur associatif que dans le privé. De fait, environ 30 % des salariés associatifs ne sont couverts par aucune convention collective, contre seulement 8 % dans le secteur marchand. Cela s’explique, selon le sociologue, non seulement pas la petite taille de nombreuses associations, mais aussi par le fait que le secteur associatif ne se considère pas comme un monde du travail à part entière. Les politiques publiques légitiment des formes d’emploi atypique en incitant les associations à recourir à des contrats aidés, ou à l’inverse en les suspendant brutalement. Le nombre d’emplois associatifs commence d’ailleurs à baisser en raison de la suppression des subventions de certaines structures. La cohabitation au sein des associations de salariés et de bénévoles pose d’autre part certaines difficultés. « L’idée reste présente qu’il ne faut pas trop bien gagner sa vie lorsqu’on s’occupe de personnes en difficulté ou qu’on travaille au service d’une “bonne cause” », souligne Matthieu Hély, qui voit dans la création en avril 2010 du syndicat Asso – affilié à Solidaires – la prise de conscience par certains salariés d’appartenir à un groupe social commun.
• « Le salariat associatif demeure très largement précaire »
Matthieu Hély, ASH, 11 novembre 2011.
L'économie sociale et solidaire : quatre formes juridiques
◊ Les coopératives
Reposant sur l’adhésion volontaire, une coopérative comme celle des producteurs céréaliers de l’Yonne (Cerepy) permet à ses membres ne plus se faire concurrence, puisque tous vendent leur production à prix fixe et garanti à une même structure. Chacun participe au fonctionnement de la structure, les bénéfices sont distribués au prorata de la participation, et des réserves obligatoires sont constituées.
◊ Les mutuelles
Elles se distinguent par le partage des risques de façon solidaire entre des sociétaires organisés démocratiquement. Telle la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN), les mutuelles de santé assurent la protection sociale de plus de 38 millions de Français. Les mutuelles d’assurance protègent les risques particuliers (auto, logement) de 17 millions d’adhérents.
◊ Les associations
Elles sont définies par la loi 1901 : « La convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices. » Du petit club de théâtre aux Restos du cœur, des corporations d’anciens élèves aux groupes de chasseurs, les associations poursuivent les objectifs les plus diversifiés.
◊ Les fondations
Ce sont des établissements privés, créés par la volonté de personnes physiques ou morales qui veulent affecter des biens à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général à but non lucratif. Fondées dans les années 1950 par l’abbé Pierre, les communautés d’Emmaüs, destinées à accueillir et faire travailler des personnes exclues de la société, en font partie.
L'économie sociale et solidaire : 10% de l'emploi salarié
Une économie de services
72 % des emplois de l’économie sociale et solidaire se situent dans les services :
• action sociale (six salariés sur dix, majoritairement dans les associations) ;
• activités financières et d’assurances (un salarié sur dix), enseignement et santé.
Cela explique en grande partie la forte féminisation des effectifs salariés (66 %).
Un emploi sur dix
10 % des salariés travaillent dans l’économie sociale et solidaire en France.
• 2,3 millions de personnes dont 1,9 million à temps plein ;
• 215 000 établissements employeurs (plus de 9 % des employeurs) ;
• 53,1 milliards d’euros de rémunérations brutes (8 % des rémunérations) ;
• 80 % d’emplois associatifs.
Les formes juridiques de l'économie sociale et solidaire

Artisans du monde et Max Havelaar : deux façons de faire du commerce équitable
Du café pas très bon, vendu à un prix supérieur à sa valeur marchande à la sortie de l’église, lors d’une manifestation tiers-mondiste ou dans une boutique mal située et peu accueillante… C’est ainsi que le sociologue Ronan Le Velly dépeint le commerce équitable pratiqué par Artisans du monde dans les années 1970-1980. Si les grands principes comme la quête d’un « juste prix » et le travail avec de « petits producteurs » demeurent, des politiques de professionnalisation, une sélection plus rigoureuse des produits, un réaménagement et une relocalisation des boutiques ont permis aux militants de la première heure de sortir de la marginalité.
Organisé en filière intégrée, Artisans du monde se distingue de Max Havelaar, filière labellisée d’origine néerlandaise, importée en France en 1992, qui est un organisme certificateur. « En imposant son logo sur des produits, il certifie que ces biens répondent à des critères formels portant sur les conditions de production et sur les conditions d’achat au producteur », précise R. Le Velly. Dans ce modèle, ce sont des concessionnaires (Malongo, Alter Eco…) qui réalisent les opérations d’importation, de transformation et de recherche des débouchés pour les produits labellisés qu’ils choisissent eux-mêmes et qui sont ensuite vendus au consommateur dans tous types de circuits, y compris la grande distribution et la restauration rapide. Cela permet à Max Havelaar de toucher plus de consommateurs et, donc, plus de producteurs.
Le risque est toutefois, d’après R. Le Velly, que le label perde le contrôle de la filière. Car s’il maîtrise les critères de son apposition sur les produits, il n’intervient pas dans le choix des producteurs sélectionnés par les concessionnaires. Or ceux-ci privilégient souvent des fournisseurs capables de produire un volume de produits régulier et de qualité égale, ce qui est rarement le cas des très petits producteurs…
• « Le commerce équitable : des échanges marchands, contre et dans le marché »
Ronan Le Velly, Revue française de sociologie, vol. XLVII, n° 2, 2006.
Bibliographie
Dictionnaire de l’autre économie
Jean-Louis Laville et Antonio David Cattani (dir.), Desclée de Brouwer, 2005.
L’économie sociale et solidaire
Jean-Noël Chopart, Guy Neyret et Daniel Rault (dir.), La Découverte/Recherches, 2006.
L’irrésistible montée de l’économie sociale
Un projet, une culture, des valeurs
Virginie Robert, Autrement, 2007.
L’économie sociale et solidaire : une solution à la crise ?
Capitalisme, territoires et démocratie
Jean-François Draperi, Dunod, 2011.
La nouvelle alternative ?
Enquête sur l’économie sociale et solidaire
Philippe Frémeaux, Les Petits Matins, 2011.
L’économie sociale
Une alternative au capitalisme
Thierry Jeantet, Economica, 2008.
L’économie solidaire
Jean-Louis Laville (dir), CNRS, 2011.
Agir à gauche
L’économie sociale et solidaire
Jean-Louis Laville, Desclée de Brouwer, 2011.