Jeunes-vieux : l'impossible dialogue ?

De la pandémie de covid-19 à la crise climatique, les événements et mutations de ces dernières années ont ranimé le récit de générations qui ne se parleraient plus, se jalouseraient, voire se mépriseraient. Un phénomène nuancé par la recherche en sciences sociales, qui y voit le symptôme d’un malaise politique plus global.

Un quatuor de retraités, en tenue décontractée et lunettes de soleil sur le nez, rit aux éclats sur une plage ensoleillée. Sur la photo, en surimpression, un slogan alarmiste : « Les boomers, eux, ont prévu d’aller voter. » Lors des élections régionales du printemps 2021, le parti Europe Écologie-Les Verts créait la polémique avec un visuel de campagne, vite mis au placard, incitant les jeunes électeurs à aller voter pour contrecarrer l’effet supposé des suffrages de leurs aînés « boomers » – c’est-à-dire, en gros, les natifs des deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, donc les retraités d’aujourd’hui. Une génération accablée de presque tous les maux par certains militants, à l’image de cet autre slogan régulièrement aperçu sur les pancartes des manifestations pour la défense du climat : « Vous mourrez de vieillesse, je mourrai du changement climatique. » Un « vous » et un « je » qui n’opposent pas seulement l’inaction à l’action, l’indifférence à l’activisme, mais bel et bien deux classes d’âge.

Ces dernières années, la prise de conscience accrue des effets du réchauffement climatique a ranimé le récit d’un conflit de générations, d’une « lutte des âges », qui viendrait se superposer (voire, déplorent certains, se substituer) à d’autres lignes de clivage. D’autres événements sont venus le nourrir, telles les conséquences budgétaires, notamment dans les pays d’Europe du Sud, de la gigantesque crise financière de 2007-2008 ; la médiatisation croissante, dans la foulée des mouvements Black Lives Matter et #MeToo, des débats autour des questions de genre ou de racisme ; ou encore la pandémie de covid-19, qui a provoqué le confinement sans distinction d’âge de toute la population alors que le risque sanitaire s’avérait plus élevé pour les plus âgés. D’où l’émergence, jusque dans la bouche du président de la République, d’une rhétorique du sacrifice (« Je ne donnerai jamais de leçons à nos jeunes. Ce sont eux qui, honnêtement, vivent un sacrifice terrible », lâchait Emmanuel Macron en octobre 2020) qui a laissé quelques traces. Dans une enquête menée dix-huit mois après le début de la pandémie, en septembre 2021, l’Association des départements solidaires avait interrogé un échantillon représentatif de plus de 3 000 Français sur leur appréhension des relations entre générations : si « seulement » 32 % des sondés disaient craindre un conflit de générations, contre 53 % d’avis contraire, les points de vue se révélaient un peu plus partagés chez les 1829 ans. Ces derniers se montraient également un peu plus enclins à considérer que durant la pandémie, une génération, la leur, avait été sacrifiée par rapport aux autres 1.

Narcissisme d’une génération

Ces dernières années, les rayonnages des librairies, en France mais aussi à l’étranger, se sont garnis d’essais médiatisés dénonçant l’égoïsme ou le narcissisme supposé d’une génération ou se plaignant des clichés accolés à une classe d’âge, qu’il s’agisse des baby-boomers ou des « millennials » (les natifs des années 1980 et de la première moitié des années 1990) : Génération offensée, de la journaliste Caroline Fourest (Grasset, 2020), OK Millennials ! du journaliste Brice Couturier (L’Observatoire, 2021), La Parenthèse boomers, de l’essayiste François de Closets (Fayard, 2022), ou encore Sois jeune et tais-toi, essai contre le « bashing antijeune » signé de la journaliste engagée Salomé Saqué (Payot, 2022). Un dernier titre qui, ironiquement, réactive un vieux slogan de Mai 68, comme un rappel de la récurrence du conflit générationnel. « Les soixante-huitards stigmatisaient une France conservatrice, nationaliste et sexiste en comparaison d’une France ouverte, intégrative, diverse, égalitaire et pluriculturelle. Aujourd’hui, les “boomers” se retrouvent pris au piège des plus jeunes qui leur reprochent de ne pas être allés au bout de leur projet de société », souligne le sociologue Jean-Philippe Viriot-Durandal, auteur de l’essai Le Pouvoir gris. Sociologie des groupes de pression de retraités (PUF, 2003). Pour lui, « la génération 68 s’est elle-même tendu le piège de la stigmatisation générationnelle », qui se prolonge aujourd’hui dans la tentation « déraisonnable » de charger une génération de tous les maux.