L’enfant a changé de statut au cours des dernières décennies, ce qui suscite craintes et incompréhensions. La plupart des écrits et des discours actuels sur le statut de l’enfant relèvent de la déploration. L’enfant serait « roi », privé de son enfance, en conséquence il faudrait rétablir l’autorité, remettre de l’ordre entre les générations, redéfinir les âges pour que les plus âgés assument leur âge (et leur autorité) et que les plus jeunes acceptent d’être petits.
Une meilleure compréhension des changements du statut de l’enfant est nécessaire. La reconnaissance de l’enfant comme personne, comme individu, ne signifie pas que l’enfant est un adulte. Elle indique que le processus central des sociétés contemporaines occidentales – l’individualisation (1) – touche désormais aussi les enfants. La nature sociale de l’enfant, dans nos sociétés, est d’être double : être « petit » – c’est incontestable – mais aussi être un individu comme les autres méritant d’être traité avec le respect propre à toute personne.
La nature double de l’enfant
L’enfant est à sa naissance objectivement dépendant de ses parents. Il a besoin aussi de protection. Mais cette caractéristique suffit-elle à le définir ? C’est sur ce point que réside la polémique actuelle. Certains experts présupposent que les adultes dans la société et les parents dans la famille sont automatiquement « petits » dès que l’on grandit les enfants. Lorsqu’un parent tient compte des besoins et demandes de son enfant, devient-il automatiquement soumis à l’enfant devenu « chef » ? Pour nous, la réponse est négative. L’erreur de raisonnement vient de la confusion entre le fait d’être une personne et le fait d’être un adulte.
Les transformations de la Convention des droits de l’enfant entre 1924 et 1989 reflètent cette dualité de statuts. Au départ, les droits étaient presque exclusivement spécifiques à l’enfance, puis ont été élargis par la reconnaissance de droits semblables à tout individu. L’enfant est à la fois fragile comme un enfant et respectable comme tout être humain. Cette dualité est complexe à gérer pour les enfants, pour les éducateurs, pour les adultes. La polémique sur la fessée est un bon exemple. La Suède a interdit dès 1979 les châtiments corporels infligés aux enfants dans la sphère familiale. Si l’on pense qu’une sanction physique est justifiée, c’est parce que l’enfant est à un âge spécifique qui a ses exigences. Si l’on pense au contraire qu’elle est illégitime, on affirme que l’éducation sur de tels principes porte atteinte à la personne. Cette tension permanente entre « protection » et « libération » caractérise la spécificité de l’individualisation pour l’enfant.
Le fait de reconnaître à l’enfant une identité qui ne se réduise pas à celle de « petit » signifie que, dès le plus jeune âge, l’enfant doit apprendre autre chose que l’intériorisation de son statut pour aussi devenir lui-même. Ce point de vue est propre aux sociétés individualistes contemporaines. Les sociologues ont isolé deux périodes dans la dernière partie de l’histoire de l’individualisme.