L’Erreur de Descartes… A première vue, un tel ouvrage, traitant des émotions, de la conscience et du rapport au monde, fleure bon son philosophe. Pourtant l’auteur, Antonio Damasio, enseigne à l’Institut d’études biologiques de La Jolla, en Californie, et dirige le département de neurologie de l’université de l’Iowa. Mais son propos fait précisément voler en éclats la dichotomie sciences humaines/sciences dures. Le livre s’ouvre sur la longue description de deux patients séparés par plus d’un siècle : d’abord Phineas Gage, qui a survécu alors qu’une barre à mine lui a transpercé le crâne lors d’une explosion ; ensuite Elliot, opéré d’une tumeur cérébrale. Tous deux, souffrant d’une lésion dans une zone précise de l’avant du cerveau, le cortex préfrontal ventromédian, ont conservé une intelligence normale tout en perdant la capacité d’éprouver des émotions. Or, en se basant sur leurs seuls raisonnements, ils sont devenus incapables de décisions judicieuses et de tirer des leçons de leurs erreurs. Au fil des années, A. Damasio déniche une douzaine d’autres cas cliniques présentant la même lésion, qui réfléchissent sans ressentir et sont handicapés au quotidien, tel cet homme ne pouvant décider seul du prochain rendez-vous avec son médecin tant il n’en finit pas de peser rationnellement et sèchement le pour et le contre.
A partir de ces exemples concrets, A. Damasio formule son hypothèse des aides à la décision qu’il appelle les « marqueurs somatiques » : notre corps conserve des traces permanentes de ce que nous vivons et les réactive suivant le contexte pour aider à éliminer les choix qui pourraient, sur la foi de l’expérience, s’avérer préjudiciables. Ce processus, automatique, peut se réaliser à notre insu (lorsque nous décidons sans trop savoir pourquoi, sur la base de l’intuition), ou engendrer des sensations qui attireront notre attention (ce qui constitue l’émotion proprement dite). Les états du corps engendrent donc l’émotion, qui participe à la rapidité et à la pertinence du raisonnement. Des observations par imagerie cérébrale, de même que les résultats de tests de neuropsychologie proposés aux patients « frontaux », vont dans le sens de cette hypothèse. Tout semble donc confirmer que René Descartes s’est trompé non seulement en distinguant strictement corps et pensée, mais en prônant une réflexion préservée de toute référence aux émotions : les rouages les plus primaires de l’organisme paraissent bel et bien liés à nos plus hautes facultés intellectuelles. « L’édifice de l’éthique ne s’écroule pas, la morale n’est pas menacée et, chez l’individu normal, la volonté reste la volonté », rassure A. Damasio.