Dans le film de Frank Capra La vie est belle (1946), un ange propose au héros de vivre une expérience métaphysique : voir ce que serait devenu le monde s’il n’était jamais né. George Bailey se retrouve ainsi à déambuler dans sa ville de Bedford Falls, devenue méconnaissable ; ses proches ont suivi d’autres parcours, certains ont même disparu. À la fin des années 1980, le paléontologue Stephen Jay Gould s’inspire de cette fiction pour poser une question fondamentale en biologie : si le monde vivant – végétaux, animaux, micro-organismes… – revenait à son état initial, son évolution suivrait-elle un chemin identique ou emprunterait-elle d’autres voies ? Les mêmes espèces survivraient-elles, ou bien les êtres vivants deviendraient-ils totalement différents de ce que nous connaissons ? S.J. Gould défend la seconde option. Pour lui, la contingence est reine : le fait qu’une espèce survive ou s’éteigne dépend surtout de hasards et d’accidents. On pourrait certes expliquer après coup comment elle a évolué, en quoi sa physiologie était plus ou moins adaptée à l’environnement par exemple. Mais cette évolution n’aurait rien d’un destin inéluctable. L’humanité pourrait ainsi ne jamais avoir existé.
Cette thèse a enthousiasmé des générations de biologistes depuis les années 1980. D’autres, comme le paléontologue Simon Conway Morris, ont à l’inverse soutenu que l’évolution était orientée et comme prédéterminée : quelle qu’eut été l’histoire du monde vivant, la sélection naturelle aurait nécessairement favorisé le développement des espèces les mieux adaptées et donc de l’humanité, ou en tous cas d’une forme de vie similaire… Aujourd’hui encore, ce débat soulève de nombreuses questions sur l’évolution et sur les processus d’adaptation, comme l’expose Jonathan Losos dans Destinées improbables. Spécialiste des reptiles (ou « herpétologiste »), professeur à l’université de Harvard, ce disciple critique de S.J. Gould passe en revue quelque quarante ans d’études sur le caractère nécessaire ou contingent de l’évolution. Cet examen lui semble aujourd’hui accréditer une position médiane : le hasard joue certes un rôle majeur et même prépondérant, notamment à l’échelle de millions d’années et sur d’immenses distances ; mais certaines adaptations du monde vivant restent difficiles à expliquer sans une part de déterminisme.