L'histoire mouvementée du plaisir féminin

Entre le XVIIIe siècle et nos jours, une curieuse morale vint affirmer qu’une femme normale ne jouit pas ou peu.
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Adam et Eve, premier couple humain, sont chassés du paradis : ce grand mythe biblique, conçu pour rendre compte de l’universalité du mal, allait surtout coûter cher au sexe féminin. Eve, en effet, non contente de n’être qu’un sous-produit de son conjoint, est désignée comme la première responsable de la chute, et dut désormais endosser le péché de luxure. Cette image de la femme faible, incapable de résister à la tentation des sens, existait avant même que le christianisme s’impose, et généra une longue tradition de commentaires sur la nécessaire sujétion de la femme à la volonté masculine. On la soupçonnera donc d’entretenir, sous des dehors réservés, une secrète ardeur sexuelle, difficile à éteindre une fois échauffée, et capable de faire d’elle une nymphomane déchaînée.

Le christianisme des premiers siècles, hanté par l’idéal de chasteté, dut, pour cesser de n’être qu’une secte, composer avec la nature charnelle de l’espèce humaine. L’Eglise romaine opta donc d’un côté pour le célibat des clercs et, de l’autre, pour le mariage monogame des fidèles, dont elle s’employa, au cours des siècles, à réglementer l’activité sexuelle sur la base d’un principe simple : tout ce qui ne concourt pas à la reproduction dans le cadre du mariage est péché. A peu de chose près, cette doctrine est toujours en vigueur au XXIe siècle. Toute intention autre, cela va sans dire, s’en trouva condamnée : adultère, sexe vénal, masturbation solitaire ou, pire encore, homosexualité (que l’on appelait sodomie) purent, à certaines époques, valoir fort cher en pénitence, sinon en punition physique. Mais l’imposition de telles restrictions ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur les conditions mêmes d’exercice d’une sexualité conjugale licite. Les discussions menées par des théologiens catholiques entre les XIe et XIIIe siècles, bien résumées par Claude Thomasset (1), en donnent un exemple. Faute de sources spécifiquement chrétiennes, les clercs s’inspirent à cette époque des philosophes et des médecins antiques. En ce qui concerne l’homme – dont la nature est considérée comme chaude et impétueuse –, tous conviennent que son plaisir est un mal incontournable, car l’émission de sperme exige l’orgasme. Dans certaines limites, toutefois : depuis saint Augustin, une sentence s’est imposée : « Celui qui aime sa femme d’un trop violent désir est un adultère. » Le mari devra donc savoir se modérer, observer des jours d’abstinence religieuse, et toujours garder en tête l’objectif reproducteur de son acte, ce qui en limite beaucoup les occasions licites. Ce sont en vérité des règles difficiles à sanctionner, mais elles expriment un idéal : celui d’un homme qui sait maîtriser ses pulsions viriles.

(1) C. Thomasset, « De la nature féminine », G. Duby et M. Perrot, , Perrin, 2002.(2) R. Muchembled, , Seuil, 2005.(3) A. Corbin, , Perrin, 2008.(4) Y. Knibiehler, « Corps ou cœurs ? » in G. Duby et M. Perrot,.