Je pourrais entamer ce récit en de multiples lieux, car il est possible de faire remonter la longue histoire des pensées africaines à au moins quarante-quatre siècles. Mais aucun texte ne suscitant en moi autant d’échos que les « Lamentations d’Ankhu », vieux de 3 700 ans, je le choisis pour ouvrir ce parcours.
Écrit en hiératique, l’écriture cursive classique d’une ancienne civilisation africaine, sur une terre que ses habitants appelaient Kemet, la « Terre noire », ou Ta Mery, la « Terre aimée », ce texte nous vient du pays connu sous le nom d’Égypte.
La Grèce antique à l’école de l’Égypte
Les « Lamentations d’Ankhu » est une œuvre sur les troubles qui affectaient alors la cité d’Héliopolis, « Ville du Soleil » située sur le Nil. Il est probable qu’Ankhu vécut durant la XIIIe dynastie, vers l’an 1700 avant notre ère. Mais il semble en phase avec notre vécu : « Je rumine ce qui s’est passé… Le pays est plongé dans la confusion et cela me blesse… Tout respect a disparu, et les seigneurs du silence sont violentés. Même si le Soleil se lève chaque matin, mon visage se détourne en souffrance de ce que je vois. Je me dois de donner voix à ces peines. »
L’auteur, Ankhu, était un des fils du sage Seni, et son nom complet était Khakheperraseneb. Il mit des mots sur les événements de son temps, et ce temps fut celui des désordres : Isfet (le Chaos) avait détrôné Maat (la Justice, l’Ordre). C’est ainsi qu’Ankhu s’élève contre les fake news proférées à son époque. Il s’efforce d’atteindre le cœur de ses lecteurs, et ce cœur bat en Kemet, l’Égypte, terre symbole de vie et de conscience : « J’ai parlé honnêtement de ce que j’ai vu. Si j’étais le seul à savoir ce que d’autres ignorent, ce qui n’est dit par personne, je le dirais, mon cœur me répondrait et je pourrais alors parler de ma tristesse. »
Cela ne devrait surprendre personne que les mots d’une ancienne civilisation africaine puissent nous toucher. Les Grecs de l’Antiquité considéraient que l’Égypte jouissait d’une culture bien plus ancienne que la leur. Et c’était vrai. Des scribes écrivaient en Égypte plus de deux millénaires avant la naissance de Socrate. C’est pourquoi Platon écrit, dans son Phèdre, que les Égyptiens « inventèrent les nombres et l’arithmétique… et, plus important que tout, les lettres ». Et Socrate de surenchérir, dans le Timée de Platon, citant les sages de l’antique Égypte s’adressant à Solon, celui qui apportera la loi à Athènes, venu à eux afin d’apprendre : « Sache, Solon, que vous autres Grecs êtes des enfants. »
Isocrate, né en -436, l’un des fondateurs d’une célèbre école de rhétorique d’Athènes, avait seize ans de plus que Platon. Dans son Busiris, il écrit que « tout le monde s’accorde à dire que les Égyptiens sont de tous les hommes ceux qui ont la meilleure santé et la vie la plus longue. Et qu’en ce qui concerne l’âme, ils sont à l’origine de la discipline philosophique. » Il ajoute que les anciens auteurs grecs ont voyagé en Égypte en quête de connaissances. Et que l’un d’entre eux fut Pythagore, " le premier à apporter aux Grecs connaissance de toute philosophie "».