En quelques années, le thème de la réflexivité est venu occuper une place assez centrale dans les débats sociologiques, dans le monde anglo-saxon puis en France. A sans doute joué le fait qu’elle condense un certain nombre de débats théoriques devenus majeurs, autour des transformations des sociétés contemporaines, du nouveau statut de l’individu et, consécutivement de la nécessaire évolution des théories sociologiques. La réflexivité semble avoir joué chez de nombreux chercheurs un rôle-clé pour se démarquer d’approches classiques en sociologie de l’action.
Pour mieux comprendre, présentons rapidement ce qui est bien souvent l’adversaire principal du sociologue « réflexiviste » (du moins en France), la théorie du « sens pratique » de Pierre Bourdieu. Le professeur au Collège de France s’est en effet longuement intéressé à la question de l’action, mais d’un point de vue nettement anti-intellectualiste. S’inspirant notamment de la phénoménologie, de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty et de celle de Ludwig Wittgenstein, P. Bourdieu a insisté fortement sur le caractère non réfléchi de l’action. « Contre l’idée d’une pratique orientée rationnellement, intentionnellement, volontairement vers des fins explicites, contre l’idée d’une réflexivité, d’une conscience consciente, systématique et calculatrice (1) », il montrait que ce qui nous fait agir, c’est bien davantage l’incorporation des régularités du monde social sous la forme d’un ensemble de dispositions à agir, ce qu’il appelait l’habitus. L’exemple qu’il utilisait le plus souvent était celui du sportif : le (bon) tennisman ou le (bon) footballeur, au cours du jeu, ne sont pas des stratèges qui, rationnellement, examinent à chaque instant les multiples possibilités d’action qui leur sont offertes, pour choisir au final la plus adaptée. Ce qui fait qu’ils jouent comme il faut, qu’ils font « la seule chose à faire », c’est qu’ils ont incorporé, à force d’entraînement et de pratique, un « sens du jeu » qui leur permet de lire le jeu et d’agir sans avoir besoin de réfléchir leur action, c’est-à-dire de la poser explicitement comme fin. Au-delà du sport, c’est, selon P. Bourdieu, la grande majorité de nos actions qui sont ainsi adaptées sans être le produit d’un calcul.
L’acteur, un « idiot culturel » ?
Très tôt, aux Etats-Unis, s’est en revanche développée, sur la lancée du sociologue Harold Garfinkel, une analyse radicalement opposée de l’action : l’ethnométhodologie. S’élevant contre le fait de traiter l’acteur comme un « idiot culturel » (cultural dope), qui appliquerait mécaniquement des modèles d’action, H. Garfinkel s’est intéressé d’un point de vue microsociologique à l’action quotidienne, banale des « membres », et aux savoirs ordinaires qu’ils développent. Pour le sociologue en effet, ces pratiques ont notamment deux caractéristiques. D’une part, elles sont « descriptibles » (accountable), c’est-à-dire « visibles, rationnelles et rapportables ». D’autre part, elles sont réflexives, au sens où les « membres » sont toujours en mesure d’expliciter ce qu’ils sont en train de faire, et qu’ils le font d’ailleurs de manière routinière dans le cours de leurs interactions (ce sont ces activités de « comptes rendus » qui sont l’objet premier de l’ethnométhodologie). Autrement dit, même si son action n’est pas nécessairement rationnelle, l’individu est toujours en mesure de dire ce qu’il fait et pourquoi il le fait : le « membre » possède l’intelligence de son action, il est en quelque sorte le savant de lui-même.
La réflexivité, un thème de réflexion contemporain
L’ethnométhodologie est cependant restée un courant sociologique marginal. C’est au cours des vingt dernières années que la réflexivité est devenue un thème de réflexion central dans les débats sociologiques. De nouvelles approches se sont développées, avec comme caractéristique de ne pas faire de la réflexivité une propriété générique de l’action, mais bien une spécificité de notre époque.
Les temps seraient-ils à la réflexivité ? C’est en tout cas le diagnostic que portent, parmi les premiers et chacun à sa manière, les deux comparses Ulrich Beck et Anthony Giddens. En 1986, dans sa Société du risque (2), le premier diagnostique, à l’échelle des pays occidentaux, une « individualisation de la vie », c’est-à-dire « en premier lieu la décomposition, en second lieu l’abandon des modes de vie de la société industrielle (classe, strate, rôle sexué, famille) pour ceux sur la base desquels les individus construisent, articulent et mettent en scène leur propre trajectoire personnelle ».
Autrement dit, les anciens cadres de socialisation s’effondrent, renvoyant chacun à lui-même pour construire son action. La norme du mariage, par exemple, certes contraignante, évitait néanmoins de se demander quel était le régime de vie commune que l’on souhaitait. Aujourd’hui, plusieurs options sont ouvertes, sans qu’une norme domine réellement : à l’individu de voir ce qu’il veut faire. Concubinage, pacs ou mariage ? Comment organisons-nous notre vie en commun ? Est-ce que je passe à mi-temps pour m’occuper des enfants ? Tous les domaines de la vie sont ainsi ouverts au choix, ce qui force l’individu à une intense réflexivité qui répond au déclin de la force de la tradition : on ne peut plus justifier une façon d’agir « parce qu’on a toujours fait comme ça ».
A. Giddens insiste plus particulièrement sur le rôle de plus en plus décisif de l’information, de la culture, de la science (en particulier de la sociologie), qui permettent aux sociétés contemporaines de mieux en mieux se connaître. Elles permettent le développement d’une réflexivité, entendue comme « l’examen et la révision constants des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère constitutivement leur caractère (3) ». Concernant les pratiques sexuelles par exemple, A. Giddens souligne, dans Les Transformations de l’intimité (4), le rôle réflexif des rapports scientifiques qui établissaient la réalité des pratiques (tel le fameux rapport Kinsey) : « Au fur et à mesure qu’ils furent portés à la connaissance du public, ils se mirent à exercer une influence sur ce dernier, en donnant lieu à des séries de discussions, de réexamens et du même coup à de tout nouveaux débats. (…) Ils contribuèrent également à modifier en profondeur les vues de tout un chacun sur l’activité sexuelle ainsi que sur les rapports amoureux. (…) L’incessant développement de ce type d’investigations signale, en même temps qu’il rend possible, une réflexivité accrue au niveau des pratiques sexuelles les plus ordinaires et quotidiennes. »