L'infirmière et la nuit

Dans une démarche originale de « praticien-chercheur », fruit d'une expérience de trente ans, d'une réflexion et d'une enquête approfondie auprès de ses collègues, l'auteur interroge la spécificité du travail des infirmières de nuit.

Contrairement aux idées reçues et extraordinairement tenaces dans le monde des soins, il n'est pas possible de s'intéresser à l'autre, a fortiori de le soigner, en « s'oubliant ». La profession d'infirmière a largement fait les frais de cette injonction simpliste et paradoxale de « laisser sa vie au vestiaire ». Les médecins hospitaliers s'en sortent mieux (en apparence), portés par une évolution positiviste de la médecine, qui les aide à s'abstraire de l'humain mais en le surdécoupant jusqu'à ne plus le voir. C'est ce qui sépare radicalement le métier d'infirmière de celui de médecin, et qui en même temps rend sa légitimation impossible tant qu'il reste inféodé à l'idéologie médicale. Ainsi le souci éthique de l'autre exige du soignant qu'il se positionne résolument en tant que même et en tant qu'autre, afin de permettre une identification (aliment naturel de la compréhension et de la compassion), puis une distinction qui permette la reprise de soi jusqu'à se rendre possible comme ressource pour l'autre.

Une moindre valeur du travail

Autant dire que nous sommes loin de l'objectivation rêvée et à l'oeuvre dans l'entreprise de soins. Celle-ci s'emploie en effet à classifier, trier, découper, afin de permettre l'identification de données utilisables (examens médicaux, observations comportementales, constantes physiologiques, etc.) à des fins de connaissance de la maladie dans un premier temps, puis de contrôle et d'économie dans un univers gagné par la fièvre marchande. La route est encore longue avant que les infirmières osent aborder une conceptualisation du soin, qui ne chercherait pas à séparer la maladie de son contexte pour la personne. Le défi est de taille dans un environnement médical qui rend cette pensée improbable, en diabolisant les affects et les émotions comme parasites de la fonction soignante.

L'essentiel de ma carrière s'est déroulé de nuit. J'avais choisi mon premier poste notamment pour sa technicité, ayant le sentiment que ma formation était insuffisante mais aussi parce que, déjà à l'époque, la hiérarchie des valeurs médicales portée par la formation des infirmières privilégiait la technique et les spécialités pointues. J'ai ainsi d'emblée été classée professionnellement du côté de la nuit, donc de la moindre valeur du travail, bien qu'exerçant dans un service de réanimation chirurgicale cardio-respiratoire (à l'époque le must de la compétence infirmière et dans lequel les soins techniques se déroulaient réellement sur 24 heures).

Les professions exercées la nuit résonnent en écho à un rapport plus général que tout un chacun entretient avec ce temps singulier. Le commun des mortels a le sentiment que la nuit est un espace vide, un temps d'attente, de latence. Or c'est souvent la nuit que se commettent les actes, répréhensibles ou non, que « la société » condamne, que se fomentent les complots, que s'éveillent les instincts et les comportements déviants. Mais c'est aussi la nuit que s'épanouissent les émotions les plus chatoyantes, que s'autorisent les rapports les plus intimes à soi comme à l'autre. Les humains se comportent différemment la nuit, la dissolution des normes, la raréfaction des acteurs redonnent du sens à la relation, le temps se prête davantage à l'aventure, à l'inattendu.

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Nos habitudes de vie, la priorité donnée à la lumière, au visible, à l'objectivable, portés au pinacle par le « siècle des Lumières » induisent logiquement un surinvestissement de la sphère diurne aux dépens de l'espace nocturne et de son contenu. L'idéologie de la maîtrise et de la performance vient entériner et légitimer cette posture, rangeant du côté de la nuit tout ce qui relève du sentiment, de l'intuition, de l'émotion. Ce sont pourtant autant de valeurs qui font le socle de la capacité d'attention à l'autre comme à soi-même. Il faut noter aussi que la hiérarchie infirmière s'est calquée sur la hiérarchie médicale, d'autant plus prégnante que les services sont « prestigieux », ce qui n'a d'ailleurs pas beaucoup changé, voire qui aurait parfois tendance à se radicaliser. Ainsi, les infirmières de jour sont « souveraines », de par leur proximité avec les médecins donc avec la sphère décisionnelle ; celles de garde comme l'indique leur titre « gardent » les malades en l'état ; quant à celles de veille (les « veilleuses » comme on nous appelle encore parfois), elles sont supposées poursuivre cette garde, ce qui leur donne le sentiment que seuls les soins prodigués de jour, lors de la présence médicale, ont vraiment de la valeur. De plus, le moindre contretemps est sévèrement jugé, la suspicion étant de mise face à toute dérogation aux « prévisions », qu'il s'agisse de l'aggravation de l'état d'un patient, d'un retard ou de l'avance d'une perfusion, et autres incidents permanents et quotidiens sur 24 heures. Mais ceux-ci prennent une dimension particulière la nuit, du seul fait qu'aucun témoin ne peut cautionner la parole de l'infirmière.