« On ne s’émeut plus d’exposer un corps plusieurs fois ouvert et refermé. (…) Mon corps n’est pas un sanctuaire, il ne m’appartient pas, je n’ai ni pouvoir ni droit sur lui. L’intimité est interdite au malade. » Dans son ouvrage Hors de moi 1, la philosophe Claire Marin décrit cette maladie qu’elle ne nommera jamais, mais qui ronge, un à un, tous les pans de son existence. La maladie de C. Marin, c’est d’abord, lorsque la douleur redéfinit tous les gestes du quotidien, « une chute dans son propre corps », écrit-elle : « Les effets conjugués de la maladie et des traitements promettent un affaissement progressif. Fonte des muscles, faiblesse osseuse, mon corps s’écroule insensiblement, sans fracas, sans avalanche, sans bruit, comme la neige lascive au soleil. » C’est ensuite l’impression que son savoir intime de malade vaut si peu, face au savoir scientifique et technique des soignants. Ainsi la philosophe exprime-t-elle, dans ces pages, la violence muette d’une conversation – d’une confrontation ? – avec un représentant du corps médical.
Une épreuve sociale…
Mais la maladie grave n’affecte pas que le corps. Elle agresse, désorganise, désocialise, fait basculer l’existence intime, familiale, sociale et professionnelle. « La maladie est une épreuve de toute la vie : elle défait ce que l’on était, en particulier ce que l’on était pour les autres », analyse ainsi le psychologue Gustave-Nicolas Fischer, qui a lui-même été gravement malade, dans son essai L’Expérience du malade. L’épreuve intime 2.
À la fin de cette illusion d’invulnérabilité qui caractérise si souvent les bien-portants s’ajoute l’« épreuve sociale » que constitue la maladie. En entreprise, « certains s’aperçoivent que leur présence n’est plus aussi banale qu’ils l’espéraient, voire qu’elle dérange l’ordre établi, souligne le sociologue Philippe Bataille 3, qui a notamment étudié la reprise d’activité et la recherche d’emploi d’anciens malades après un cancer. Trop de discriminations à l’embauche et dans l’emploi abîment leur effort personnel pour reprendre leurs activités sociales, à une époque où la médecine parvient à de longues rémissions avec plus de guérisons. Y compris guéris, l’expérience difficile du retour à l’emploi témoigne du haut niveau de violence sociale à laquelle ils se confrontent pour vivre normalement. » Ce coût humain et social de la maladie se paie au prix fort, et parfois longtemps. Plus fondamentalement, « l’identité du malade phagocyte toutes les autres, écrit C. Marin. La maladie fait peur et éloigne. Elle lasse, elle inquiète, elle creuse la distance. Elle est une expérience absolue. »