« Si la sociologie a tant de difficultés à saisir l'individu, c'est qu'elle rechigne devant les conséquences de sa propre conception de la modernité. » La sociologie, en effet, est née d'un étonnement face à la rupture des cadres de la communauté traditionnelle, face à l'émergence de l'individu libre. Cependant, elle s'est employée assez généralement à remettre ce dernier à sa place : d'abord pion dans un système de positions de classe, de professions, de hiérarchies, de structures et d'institutions, l'individu s'est plus récemment fait reconnaître comme un acteur, mais un acteur social, c'est-à-dire assez largement formaté par son époque. L'individu caractériserait donc une modernité qui, dans le fond, ne saurait que faire de lui.
C'est cette tension, ce paradoxe présent dès les premiers instants des sciences sociales que Danilo Martuccelli met à l'examen dans cet essai, travaillant la sociologie non comme une histoire, mais comme un horizon de pensée habité par cet unique problème, cherchant à raccommoder le sujet avec tout ce qui l'entoure, à saisir son action à la fois du point de vue des déterminations prévisibles qui pèsent sur lui et des raisons que chacun croit pouvoir leur donner. La leçon, érudite, mais le plus souvent allusive, nous le verrons, aboutit à un constat d'insuffisance de l'analyse sociologique et à quelques propositions d'avenir. Mais c'est surtout le parcours qui vaut d'être suivi : il permet à l'auteur de rappeler les limites du sociologisme, mais aussi de dégonfler un peu le sentiment de crise sans précédent que semble soulever, depuis deux dizaines d'années, le constat d'une possible « désinstitutionnalisation » des sociétés occidentales, où l'on ne parle plus que d'individu multiple, de moi éclaté et de sujet désorienté.
Pour autant, D. Martuccelli ne s'engage pas dans une analyse historique, ni dans une revue circonstanciée des étapes de la sociologie : il faut lire les notes pour identifier ce que l'auteur commente. Il part d'une question unique et toujours présente en sous-main (« qu'est-ce qu'être un individu ? », pour la sociologie), et procède sous différents angles à partir de ce qui entoure l'individu, puis ce qui le constitue et enfin ce qui représente son domaine privé. Ce qui donne cinq chapitres, aux intitulés un peu déroutants : « Support », « Rôle », « Respect », « Identité », « Subjectivité ». Pourquoi « Support » ? Parce que, pour la sociologie, l'individu n'est pas seulement un organisme vivant, un atome, mais un personnage social, voire un construit de la modernité. Il ne vit donc pas sans supports : lois, règles, morale, institutions, culture, goûts, modes, reconnaissance par autrui. De ces « supports », une certaine sociologie a pu dire qu'ils n'étaient plus, chez l'homme moderne, imposés de l'extérieur, mais intériorisés lors de sa socialisation. Ce qui lui permet de s'affirmer à la fois libre et normé, comme chez Norbert Elias ou Pierre Bourdieu, sinon profondément « normalisé » aux yeux d'une partie de la sociologie critique, celle de David Riesman par exemple.