L'intellectuel spécifique : un nouvel art de contester

En inventant la figure de « l’intellectuel spécifique », Michel Foucault 
a opéré une sorte de bascule. Il a clôturé le siècle des intellectuels universalistes et surplombants, tel Jean-Paul Sartre, et ouvert le règne des experts et lanceurs d’alerte, à la parole plus située.

« Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions de vie 1. » Ainsi Michel Foucault résume-t-il, en 1977, le basculement qu’il diagnostique à la fois dans le registre de la réflexion et dans le mode d’intervention des intellectuels. Si le mot même d’intellectuel, apparu dans les soubresauts de l’affaire Dreyfus, désigne toujours la position de celles et ceux qui entendent lier le champ du savoir et celui de l’action politique, il faudrait, selon Foucault, reconnaître qu’ont changé à la fois le type de connaissance que cet engagement s’autorise, et l’angle d’attaque de ce dernier. Dans la formule, demeurée fameuse, d’« intellectuel spécifique », l’adjectif désigne à la fois l’espace circonscrit dont se nourrit la réflexion (non le point de vue de la science ou du prolétariat en général, mais celui d’un laboratoire, d’une institution, d’un secteur déterminé de l’expérience sociale) et la manière dont celle-ci contribue au débat public : là où l’intellectuel « universel » (dont Sartre serait la dernière incarnation) peut, vis-à-vis des autres citoyens enfermés dans leurs préoccupations particulières, prendre de la hauteur, énoncer les grands principes de l’action collective et désigner ses objectifs ultimes, l’intellectuel spécifique soulève au contraire des questions d’autant plus radicales qu’elles portent sur un segment limité de la vie sociale. Ce diagnostic de Foucault résonne comme un autoportrait : un ouvrage comme Surveiller et Punir (1975), nourri des « enquêtes-intolérance » initiées avec le Groupe d’information sur les prisons (Gip) en direction de ceux qui connaissent de l’intérieur le monde carcéral, ne traite pas de la justice en général, mais de la prison en particulier : l’ébranlement produit par ce livre vise à se propager, non « par en haut » (comme si l’enquête délivrait d’un coup la vérité globale du monde social), mais horizontalement, de proche en proche, la mise en lumière du fonctionnement de la prison s’étendant aux institutions qui la jouxtent et aux multiples mécanismes qui la relient à d’autres modalités de fonctionnement du pouvoir.