Dans l’histoire de l’intime, il y a un avant et un après 1987, date de la publication de la monumentale Histoire de la vie privée sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby (Seuil). Soudain, l’individu qu’on avait largement mis à l’écart de l’histoire, devint un sujet à part entière. Le tome IV de cette Histoire de la vie privée, sur la période contemporaine, donna à voir une vision nouvelle de la vie des femmes et des hommes au 19e siècle en Europe. Il dessinait aussi un programme de travail pour les historiennes et les historiens, un nouvel item dans le questionnaire de la recherche en histoire contemporaine : l’intime.
C’est sans doute l’histoire des espaces domestiques, et plus largement de l’architecture, qui a joué un rôle important dans ce nouvel intérêt. Les enquêtes menées par des philanthropes ou médecins, tel Louis-René de Villermé en 1840, analysées par Michelle Perrot ou Alain Corbin, ont dans cette historiographie une place centrale. Ces études ont fait émerger cette notion d’« intimité », qui devient prépondérante sur celle de « privé » au cours des 19e et 20e siècles. Ils ont montré que les descriptions des intérieurs révélaient un ensemble de pratiques et d’objets construisant des intimités, des nouveaux lieux d’investigation pour l’histoire. L’exemple le plus remarquable est celui des chambres, un territoire qui progressivement à partir de 1800 s’autonomise et se sépare des espaces communs, qui génère un mobilier propre, par exemple la psyché, ce grand meuble miroir, et auquel vient s’adjoindre la salle de bains, lieu de soin du corps dénudé 1. Mais ce goût de l’intimité qui se démocratise au sein de la petite bourgeoisie urbaine devient aussi une norme. Ainsi ne faut-il pas voir dans cette place faite au sujet qu’une forme de libération mais également la généralisation et l’imposition d’un mode de vie propre à la bourgeoisie. L’écriture de soi constitue de ce point de vue un cas significatif, car si la tenue d’un journal personnel constitue pour de nombreuses jeunes filles la possibilité d’une expression de soi inédite, cette pratique, largement suscitée par les mères, est aussi une forme de surveillance ; ce dispositif, comme Philippe Lejeune l’a montré dans un livre dont le titre est volontairement un palindrome, Le Moi des demoiselles (1993), souligne le paradoxe de cette notion.