Royaumont, septembre 1972. Dans une abbaye du XIIIe siècle de l'Ile-de-France, pendant trois jours, une trentaine d'orateurs et quelques dizaines de participants sont assemblés. Le titre de la réunion, « L'unité de l'homme », peut, à première vue, passer pour une proclamation humaniste conforme à la vocation spirituelle et religieuse de l'endroit. Mais c'est le sous-titre qui donne la clé : « Invariants biologiques et universaux culturels ». Parmi les organisateurs, on compte trois prix Nobel de médecine. Mais il ne s'agit pas d'un colloque de médecins ou de biologistes ni d'une de ces réunions dont le prestige et la légitimité sont proportionnels à la spécialisation. Aux côtés des biologistes moléculaires Jacques Monod, François Jacob et Salvador Luria, figure Edgar Morin et, dans la salle, outre le (jeune) neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, on trouve quelques-uns des plus grands noms des sciences humaines : l'anthropologue Maurice Godelier, l'historien Emmanuel Le Roy Ladurie, le psychologue social Serge Moscovici et d'autres chercheurs à la réputation établie ou montante (le psychologue Jacques Mehler, l'anthropologue Dan Sperber).
L'éventail des disciplines représentées va de la biologie moléculaire à la sociologie, de l'histoire à l'éthologie animale et humaine (le successeur de Konrad Lorenz, Irenaus Eibl-Eibesfeldt), de la linguistique (Thomas Sebeok) à la physique, à la cybernétique et à la systémique... Unité de l'homme donc, mais aussi, pourrait-on dire, unité de la science ou de la connaissance.
Ceux qui ont assisté au colloque ? « J'y étais », dit-on volontiers, et l'auteur de ces lignes n'échappe pas à cette tentation ? s'en souviennent comme d'un moment de contact rare et fugitif entre des cultures disciplinaires profondément étrangères les unes aux autres. En même temps, on peut voir la rencontre comme un terrain quasi expérimental pour mettre en évidence les incompréhensions, oppositions, incompatibilités (de fond ou d'humeur) entre les disciplines.
« Humanités » versus « sciences exactes »
En 1972, les sciences de l'homme sont entrées dans une phase d'influence croissante sur la vie intellectuelle, la littérature et la culture en général. Depuis le milieu des années 1960, le structuralisme et la sémiologie occupent les pages culturelles des journaux et magazines et de multiples variantes du marxisme ou de sa vulgate occupent les esprits et les discours. Du côté des sciences dites « dures », la biologie connaît une véritable révolution depuis que le mystère du code génétique a été percé par Francis Crick et James Watson. La crise de 68 a bouleversé les sociétés occidentales et les moeurs, déclenchant à la fois innovations et régressions, contre-culture et utopies concrètes, quêtes existentielles éperdues et désespoirs nihilistes. Tout au long du XXe siècle, les idéologies et une bonne partie des croyances se sont réclamées ? elles continuent de le faire aujourd'hui ? de la science ; pourtant la grande muraille qui sépare les « humanités » des « sciences exactes » reste toujours aussi puissante et infranchissable. Le dialogue des disciplines, quand il cherche à s'établir, reste marqué par la méfiance et le soupçon. Et le plus souvent, très littéralement, on s'ignore superbement de part et d'autre. La rencontre de Royaumont constitue une brèche réelle et improbable dans cette grande muraille. Et l'ouverture de cette brèche est rendue possible, comme souvent, par la conjonction de « conditions historiques » et d'itinéraires individuels, de relations personnelles, de rivalités ou d'amitiés. En l'occurrence, il s'agit d'une relation amicale entre J. Monod et E. Morin. Les deux hommes ont notamment en commun une expérience existentielle et intellectuelle : communistes dans la Résistance, ils ont vécu tous deux la rupture avec le Parti.