Dans les années 30, le grand psychologue Russe Alexandre Luria a mené des enquêtes sur le développement intellectuel auprès de paysans analphabètes vivant dans les régions les plus reculées de l'Union soviétique. Une de ses études consistait a s'interroger sur leurs capacités de raisonnement à partir de syllogismes.
« Dans le Grand Nord, où il y a de la neige, tous les ours sont blancs. Novaya Zemblya est dans le Grand Nord et il y a toujours de la neige à cet endroit. De quelle couleur y sont les ours ? » A cette question, beaucoup de sujets analphabètes répondaient qu'ils ne savaient pas, qu'on ne pouvait pas dire, qu'il y a plusieurs sortes d'ours, etc.
En comparaison, les sujets instruits, et habitant la ville, réussissaient facilement à ce test. Si l'on s'en tenait à ce que dit la prémisse, les ours étaient forcément blancs ! Les paysans incultes semblaient incapables d'effectuer un raisonnement en forme de syllogisme. Avec son collègue Lev Vygotski, A. Luria en conclut que ces paysans n'étaient sans doute pas moins intelligents que leurs frères citadins mais que leur mode de vie ne favorisait pas la pensée abstraite. Seuls l'urbanisation, les changement techniques, l'école et la culture écrite amèneraient les individus à développer les capacités logiques et de raisonnement formels.
Est-il vrai que culture écrite donne accès à une pensée plus abstraite, plus rigoureuse, comme cela semble largement admis aujourd'hui ? Telle est le genre d'évidences que David Olson, psychologue à l'université de Toronto, un des grands spécialistes de la literacy (culture écrite), entreprend de bousculer dans ce livre.
D. Olson conteste tout d'abord l'hypothèse selon laquelle la culture écrite contribue par elle-même au développement cognitif et qu'il y aurait une différence de nature entre la pensée des sociétés orales et écrites. Selon lui, il se pourrait bien que l'on ait considérablement surévalué le rôle de l'écriture dans le développement des cultures et de la pensée de l'individu. L'anthropologie contemporaine a amplement montré que les cultures orales sont beaucoup plus riches qu'on ne l'a cru pendant longtemps. On a tant valorisé l'écriture dans nos sociétés que l'on en est venu à penser que l'illettrisme est une pathologie, au même titre qu'une maladie ou un handicap physique. Or, les peuples des cultures non écrites sont capables individuellement de raisonnements aussi élaborés que les lettrés.