L'utopie du théâtre de la mémoire : entre science et occultisme

Est-il possible de mémoriser toute connaissance humaine au moyen d’un nombre fini d’images ? Tel était en tout cas le pari audacieux que l’humaniste Giulio Camillo (1480-1544), considéré comme l’un des personnages les plus célèbres de son temps, tenta de tenir en bâtissant son « théâtre de la mémoire ».

L’histoire se déroule à la Renaissance italienne, période qui voit un renouveau considérable des antiques arts de la mémoire. Les techniques pour l’orateur sont devenues un système hermétique, utilisé par la kabbale chrétienne, ce courant philosophique influencé par la tradition mystique juive. Dans les années 1530, Camillo, grand maître en rhétorique, fait construire à Paris, en l’honneur de François Ier, un théâtre qui ne sera jamais achevé et dont le fonctionnement restera pour toujours secret. Les historiens se sont toutefois penchés sur un texte programmatique qu’aurait dicté Camillo. Son projet, absolument utopique, était d’élaborer un système mnémonique universel, avec le but affiché de « rassembler tous les concepts humains, toutes les choses qui existent dans le monde entier ». Le théâtre était fait d’une scène, sur laquelle se tenait un unique spectateur, et de 49 gradins, sur lesquels étaient peints différents « lieux ». Dans chaque lieu, il revenait à l’utilisateur de placer mentalement des images issues pour la plupart de la culture gréco-romaine. En fonction du gradin sur lequel on plaçait l’image, le concept associé changeait. Ainsi, l’image d’Hercule nettoyant les écuries d’Augias renvoyait à la notion de propreté du corps ou au fait de se raser, selon le gradin occupé…

Par une sorte de grammaire visuelle, chaque concept était donc censé se décomposer en un ensemble d’images, qu’il convenait de mémoriser. Mais ce théâtre, bien difficile à utiliser en pratique, illustrait également une vision alchimique du monde : les images utilisées visaient à établir des correspondances entre les réalités terrestres et le monde céleste. Plus encore, l’utilisateur du théâtre devenait un mage, en acquérant grâce aux images un pouvoir démiurgique, lui permettant de transformer le monde… L’édifice n’était-il donc qu’un lieu d’incantations magiques ? Pas nécessairement : certains commentateurs y ont aussi vu les prémices de la pensée scientifique : le théâtre de la mémoire proposait de décomposer et de classer les connaissances humaines selon une logique parfaitement rationnelle.

• Giulio Camillo, 1544, rééd. Allia, 2001.• Frances Yates, Gallimard, 1975.