Rencontre avec Ian Hacking

La construction de la maladie mentale

La « fugue pathologique » hier, le trouble de la personnalité multiple et l'anorexie aujourd'hui... Autant de maladies mentales transitoires qui seraient construites, pour le philosophe Ian Hacking, à partir de leur « niche écologique » respective.

Un Canadien au Collège de France, voilà qui n'est pas banal. Ian Hacking, de passage à Paris pour deux jours, nous reçoit dans le bureau qu'il occupe dans les bâtiments de cette institution, où il a en charge depuis 2001 la chaire de philosophie et histoire des concepts. Si le Collège de France ne faisait pas partie de « ses plans de carrière », il considère cette nouvelle fonction comme une opportunité, un défi à relever. « Un peu dilettante mais d'une curiosité sans bornes », il s'est toujours intéressé à « la manière de façonner les gens, par la création des classifications et des concepts », et toute son oeuvre repose sur une réflexion articulée autour de cette question : qu'est-ce que le réel ?

Sciences Humaines: Votre ouvrage Les Fous voyageurs, paru en 2002, traite d'une épidémie de voyageurs aliénés qui a débuté en France au xixe siècle et duré vingt-deux ans. En quoi consiste la fugue pathologique, au travers d'Albert Dadas, le premier malade diagnostiqué ?

Ian Hacking: Mon cher Albert... J'ai découvert son histoire alors que je travaillais sur mon livre consacré aux personnalités multiples, et je pensais que cette « petite » histoire de la fugue pathologique en composerait un des chapitres. Mais Albert m'intéressait particulièrement. Dans les années 1880, cet employé de la Compagnie du gaz de Bordeaux a fait de très grands voyages. Périodiquement, sans raison apparente, il quittait son domicile ou son travail et prenait la route pendant plusieurs semaines. Il pouvait suffire que quelqu'un parle de Berlin, par exemple, pour qu'il se lance dans cette direction. Pour chacun de ses périples, il marchait plusieurs heures, parcourait plusieurs dizaines de kilomètres par jour, toujours propre (il se lavait comme il pouvait), et se retrouvait quelques semaines plus tard à Prague, Alger, même Moscou ! Cette demande, ce besoin de voyager, correspondait à un impératif auquel il ne pouvait que se soumettre. A certains moments, il se demandait : « Pourquoi suis-je ici, je ne sais pas, c'est étrange, j'ai fait la même chose à nouveau. » Il ne comprenait pas sa maladie. A partir de 1886, le docteur Tissié, jeune psychiatre bordelais, va s'intéresser à son histoire et la suivra jusqu'en 1907. Durant vingt ans, il notera scrupuleusement les changements comportementaux d'Albert durant ses crises. Celui-ci, habituellement chaste et honnête travailleur, est pris d'angoisses, de migraines, se masturbe compulsivement, puis part sur la route, comme s'il était ensorcelé. A la suite d'Albert, de très nombreux fugueurs pathologiques vont être diagnostiqués, et même si les fugues n'aboutissent pas à des périples aussi lointains, le syndrome est très semblable. Durant plus de vingt ans, la fugue pathologique, qui ne prendra qu'en Europe, devient une entité clinique très discutée par les aliénistes de l'époque, avant de disparaître. Jean Martin Charcot, qui n'appréciait pas que des médecins bordelais aient fait cette découverte, soutenait que l'épilepsie était en cause, et non l'hystérie comme on le disait à Bordeaux. Il y eut une grande confrontation entre les deux écoles sur la fugue.

Pour vous, la fugue pathologique serait une maladie mentale transitoire. Qu'entendez-vous par ce terme ?

Je pense qu'il existe des maladies mentales - l'hystérie en est un exemple fameux - qui apparaissent dans un contexte particulier, se développent puis disparaissent peu à peu ; leur trajectoire est relativement courte dans le temps. Par exemple, le trouble de la personnalité multiple a pris l'ampleur d'une réelle épidémie aux Etats-Unis, mais ses racines sont récentes, dans les années 1960-1970. On commence d'ailleurs à assister à sa fin. L'anorexie est probablement une maladie mentale transitoire. En ce qui concerne la fugue, les cas diagnostiqués se retrouvent dans des régions très spécifiques, principalement en France, et même si certains voyageurs aliénés sont apparus quelques années plus tard en Allemagne, le centre de la fugue reste français. Il est remarquable qu'il n'y ait eu presque aucun fugueur anglais ou américain. L'un des éléments diagnostics les plus originaux de ma conception est l'idée que les maladies mentales transitoires existent à la jonction de deux pôles, la vertu et le vice. Dans le cas de la fugue, et en analysant le contexte de l'époque, on peut noter que la fin du xixe siècle en France est marquée par deux phénomènes sociaux importants : le tourisme romantique et le vagabondage criminel. La vertu est celle du tourisme des classes moyennes, avec le développement des chemins de fer, les hôtels pour les vacanciers - c'est d'ailleurs une extraordinaire période de construction de grands hôtels -, les débuts de la Côte d'Azur. Le vélo est une invention fascinante à cette époque pour les classes moyennes. Le pôle vertueux est donc marqué par le plaisir, l'évasion vers de nouveaux horizons. Le vice, en revanche, est celui du vagabondage (qui était sanctionné par des lois très dures), une véritable source d'obsession et de frayeur pour les Français. Les fugueurs existent entre les touristes et les vagabonds. C'est une manière d'être fou, entre ces deux extrêmes. La plupart des fugueurs ne sont pas des aventuriers, il s'agit pour l'essentiel d'ouvriers honnêtes ou de travailleurs issus de la classe moyenne. Même le père de Marcel Proust, le docteur Adrien Proust, a fait une étude d'un avocat fugueur. Il y a d'ailleurs des traces du cas de ce patient extraordinaire dans A la recherche du temps perdu, sur quelques pages.