Renaud Sainsaulieu (1935-2002)

La construction des identités au travail

Renaud Sainsaulieu a imposé l'analyse de l'entreprise comme institution, lieu de socialisation et d'intégration des travailleurs.

Le taylorisme, qui s'est imposé comme mode d'organisation du travail dominant au xxe siècle, est basé sur deux principes fondamentaux. Le premier considère que la séparation « scientifique » entre conception et exécution des tâches est un facteur de productivité. Le second définit le salarié comme un individu essentiellement intéressé par le gain. Depuis le début des années 20, sociologues et psychologues n'ont cessé de mettre en évidence les limites de ces principes, y compris du point de vue des performances de la firme capitaliste. La sociologie du travail souligne l'existence de décalages persistants entre tâche prescrite et activité réelle de travail : les consignes ne peuvent anticiper toutes les situations et leur interprétation constante s'avère indispensable pour la réalisation des tâches quotidiennes. La sociologie des organisations met en évidence que la rationalité des acteurs n'est ni purement économique ni purement affective, qu'elle correspond à la volonté et à la capacité à définir les règles de l'organisation ou à s'y soustraire.

Avec Les Relations de travail à l'usine (éd. d'Organisation, 1972) puis L'Identité au travail (Presses de Sciences po, 1977, rééd. 2000), Renaud Sainsaulieu renouvelle ce courant de recherche en y intégrant l'analyse de la dimension culturelle du travail. A partir d'enquêtes menées dans des entreprises publiques et privées, il repère des processus identitaires très différents en fonction des moyens dont disposent les individus pour obtenir la reconnaissance d'autrui. Autrement dit, l'identité au travail dépend des conditions d'accès au pouvoir dans les interactions de travail. A partir de cette variable, quatre idéaux-types sont formalisés.

- Des salariés dotés du pouvoir individuel très limité d'infléchir leurs conditions de travail vont compenser cette faiblesse par une lutte collective. Celle-ci nécessite une forte solidarité entre pairs (identification horizontale) et un regroupement sous la bannière d'un leader (identification verticale). Valeurs communes, camaraderie, unité du groupe... sont les caractéristiques du modèle dit « fusionnel ». R. Sainsaulieu et son équipe le rencontrent chez les ouvriers spécialisés et des employées de bureau.

- A l'opposé, des professionnels très qualifiés (y compris des ouvriers) et des cadres de production, grâce à la richesse de leurs compétences et aux responsabilités acquises par leur fonction, ont les moyens « d'affirmer leurs différences, de négocier leurs alliances et leur reconnaissance sociale » (L'Identité au travail). Leur modèle identitaire est basé sur la négociation qui alimente un rapport structurant au travail sur les plans cognitif et affectif.

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- Sur un mode beaucoup plus individualiste se construit un modèle identitaire qualifié d'« affinitaire » par R. Sainsaulieu. Ici, pas de forte solidarité entre collègues comme dans le premier modèle, mais simplement quelques connivences affectives. En effet, les salariés sont tendus vers une ascension sociale qui passe souvent par une mobilité externe à l'entreprise. C'est ce carriérisme qui les motive, qui les mobilise dans leur travail.

- Enfin, quelques salariés forgent leur identité davantage hors du travail que dans la sphère laborieuse. Présents tout en étant absents de l'entreprise, leur vie est ailleurs. Ce modèle de retrait est souvent plus subi que désiré. Lors des enquêtes de terrain menées par l'équipe de R. Sainsaulieu, ce mode identitaire est particulièrement repéré chez des travailleurs immigrés, des jeunes ou des ouvriers spécialisés occupant des emplois non qualifiés.