La construction du sens

Comment un signe prend-il du sens? L'étude psychologique du langage offre des moyens indirects de mettre les théories des linguistes à l'épreuve des faits. Dictionnaires, encyclopédies ou modes d'emploi ?

On nous parle, et nous comprenons. Nous parcourons des yeux une page couverte de signes, et nous recueillons des significations. Quoi de plus simple, en apparence ? Pourtant, ce que nous percevons objectivement, ce sont des sons diversement modulés, ou des caractères d'imprimerie sur la page. Comment se fait le passage des données sensorielles (sons ou formes visuelles) au sens ? Ce travail mental échappe en totalité a notre conscience : seul le résultat nous est accessible. Tout ce que nous pouvons faire, c'est essayer de reconstituer indirectement, a partir de différentes procédures expérimentales, cette activité mentale et les représentations qu'elle met en oeuvre. Une question essentielle que l'on peut se poser est : qu'est-ce que le sens d'un mot et sous quelle forme est-il enregistré dans notre « dictionnaire » mental ?

La première approche psychologique de la signification s'est inspirée de la sémantique- componentielle développée par des linguistes, comme Manfred Bierwisch, Jerrold J. Katz et Jerry A. Fodor, Uli Weinreich, dans les années 60. L'idée de base est que le sens d'un message - un mot, par exemple - résulte de la composition d'un ensemble de traits différentiels (les traits sémantiques). Ainsi, on dira que les mots « homme » et « femme » se différencient par le trait mâle/non-mâle. Il en va de même pour le couple « garcon » et « fille ». Ensuite, on dira que ces deux couples se différencient à leur tour par le trait adulte/non-adulte. Et ainsi de suite, le sens des mots se ramenant a une collection de traits.

Est-ce vraiment un dictionnaire ?

Au début des années 70, cette perspective apparaissait très séduisante. Elle permettait notamment de comprendre l'acquisition progressive du sens des mots par les jeunes enfants, les traits sémantiques étant progressivement acquis au cours des premières années. Beaucoup d'expériences ont cherché à mettre en évidence l'existence psychologique de ces traits sémantiques. Ainsi, Herbert Clark a montré, dans certaines expériences, que le temps mis a comprendre un mot était d'autant plus long que le nombre de traits qui le définissent était plus élevé. Mais toutes ces expériences sont loin d'être concluantes, et l'hypothèse componentielle se heurte par ailleurs a une objection majeure.

En effet, elle ramène le sens d'un mot à sa définition par une constellation de traits élémentaires. Ainsi, pour comprendre un mot, il suffirait de se représenter ces traits. Par exemple, le mot « étoile » désignerait un astre lumineux, fixe et ponctuel. Mais comment se fait-il, alors, que l'on puisse comprendre la phrase : « Le général Dupont vient d'obtenir sa troisième étoile » ? La plupart des mots de la langue sont susceptibles de revêtir un très large éventail de valeurs différentes, suivant le contexte dans lequel ils sont employés. Prenons le verbe « tirer » : on peut tirer un coup de feu, un trait, un bénéfice, une charrette... Quelle définition peut-on donner de l'action de tirer ? Cette variabilité existe même pour des mots en apparence très simples. Sous le nom de «flexibilité sémantique», Bransford et ses collaborateurs l'ont mise en évidence dès les années 70 en montrant, par exemple, que des sujets qui ont lu la phrase « l'homme soulevait le piano » la rappellent sans difficulté si on leur donne comme indice « un objet lourd ». Mais ils échouent si l'indice est « un instrument produisant des sons harmonieux ». C'est l'inverse lorsque la phrase présentée est « l'homme accordait le piano ». Il apparaît donc qu'un mot aussi simple et concret que « piano » est lié a des représentations différentes selon la phrase dans laquelle il figure.