Mary Douglas est une des figures les plus notoires de l'anthropologie sociale britannique. Son parcours intellectuel ressemble à un sans-faute : dans les années 50, son travail d'ethnographe sur les Lele du Congo lui vaut l'estime de la profession et un poste à Oxford. Dans les années 60, son livre sur des interdits du Lévitique (De la souillure) la fait entrer dans le cercle des auteurs dont on ne cite pas seulement les matériaux mais les idées : avant elle, nul n'avait fait connaître à un texte biblique les rigueurs de l'analyse structurale. Son livre est devenu un classique.
Au tournant des années 80, enfin, M. Douglas reporte son « regard éloigné » vers les sociétés modernes, et centre ses réflexions sur le rapport qu'entretiennent nos sociétés avec le risque et la consommation. En France, on ne connaît souvent d'elle que De la souillure, traduit en 1971, et - au mieux - ses travaux en anglais sur la logique des catégories de pensée. Cette traduction de How Institutions Think par M. Douglas est donc un événement rare, et elle a une histoire : composé en 1986 à partir d'une série de conférences aux Etats-Unis, cet ouvrage a été traduit une première fois en 1989, puis perdu dans la faillite de son éditeur et entièrement révisé pour cette nouvelle sortie.
Edité par le Mouvement anti-utilitariste, cet ouvrage est, on peut s'en douter, un livre d'idées : en dix chapitres et cent quarante pages, M. Douglas revient sur cet objet premier de la curiosité sociologique qu'est le « lien social ». Quels sont sa nature, ses effets, son contenu ? Les questions sont anciennes, et ses sources d'inspiration non moins classiques : Emile Durkheim, Max Weber, Ludwik Fleck et le fonctionnalisme. Mais, là réside la surprise, M. Douglas ne réveille pas les vieux maîtres pour les faire réciter la leçon, mais pour les confronter à ce que, depuis, on a fait de mieux contre leurs idées : la théorie de l'acteur rationnel et l'individualisme méthodologique. Evidemment, l'issue du combat est prévue : victoire aux points de Durkheim et d'une certaine forme de holisme modernisé. Mais le déroulé du match est passionnant.
Au départ, donc, la théorie sociologique est convoitée par deux camps. D'un côté, l'explication par l'individu, de préférence rationnel, qui échoue à comprendre bien des aspects désintéressés ou compulsifs de la vie sociale. De l'autre, la raison holiste, qui attribue aux collectifs humains des propriétés de pensée et d'intention quasi anthropomorphiques : les sociétés auraient un cerveau qui gouverne celui de ses membres. Cette dernière thèse est souvent celle que, pour simplifier, on attribue à Durkheim.