Malgré la notoriété que lui ont apportée ses travaux sur le nazisme dans la communauté internationale, Ian Kershaw reste attaché à son Angleterre natale. Nous sommes donc allées lui rendre visite à l'université de Sheffield, où il occupe la chaire d'histoire contemporaine. Il parle de ses travaux sur le nazisme avec une assurance tranquille, dévoilant au cours de l'entretien une connaissance approfondie des publications innombrables sur la question. Comment cet homme paisible est-il devenu l'un des meilleurs spécialistes du régime hitlérien ? Un peu par hasard, explique-t-il. Jeune assistant en histoire médiévale dans les années 1968-1974, deux circonstances vont orienter son choix. D'une part, son intérêt pour les débats politiques de cette période et pour l'histoire sociale ; d'autre part, les cours d'allemand qu'il suit à l'institut Goethe de Manchester.
En 1972 puis en 1974, deux séjours en Bavière lui confirment son intérêt pour la civilisation allemande. Survient alors un incident. Par un dimanche après-midi pluvieux, dans un café de Munich, un homme âgé engage avec lui une conversation. Il lui demande sa nationalité, et déclare : « Vous les Anglais, vous avez manqué le coche. Vous auriez dû vous joindre à nous pendant la guerre, nous aurions vaincu le bolchévisme et dirigé le monde. » I. _Kershaw l'interroge alors sur les années 30 : « C'étaient les meilleurs moments que nous ayons jamais eu... » La suite est émaillée de violents propos antisémites. C'est un choc pour I. _Kershaw : « Je décidai d'essayer de comprendre ce qui avait pu se passer dans cette petite région d'Allemagne dans les années 30 et 40 : je voulais explorer les mentalités et les attitudes... » Il a alors l'opportunité de travailler au prestigieux Institut für Zeitgeschichte (Institut de l'histoire du temps présent de Munich) que dirige l'historien allemand Martin Brozat, dans un programme ayant pour objectif d'analyser le comportement de la population bavaroise sous le nazisme.
De cette période naîtra un livre, publié en Angleterre en 1983, L'Opinion allemande sous le nazisme en Bavière. De fil en aiguille, les questions assaillent l'historien : comment expliquer la « réussite » du nazisme ? La population allemande était-elle imprégnée d'un antisémitisme plus profond que l'antijudaïsme traditionnel des pays catholiques ? Pourquoi, de toutes les économies industrielles et capitalistes, l'Allemagne est-elle la seule à avoir produit une dictature fasciste aussi extrême ? Hitler réalisait-il un programme longuement mûri qui correspondait aux attentes d'un peuple ?
I. _Kershaw travaille longuement sur ces questions. Il souligne les limites des explications qui reposent sur le rôle personnel d'Hitler, tout en constatant l'insuffisance de ce qu'il nomme « l'histoire structurale », qui veut inscrire les événements politiques dans un contexte plus large, prenant ici en compte l'étude de la société allemande. Il propose alors, comme modèle explicatif, de considérer Hitler comme un leader charismatique, selon le modèle de Max Weber. Et pour cela, il lui faut concilier histoire sociale et biographique. Après un essai sur le charisme en politique, publié en 1991, il publie aujourd'hui une imposante biographie d'Hitler, dont le second volume (portant sur les années 1936-1945) paraîtra en septembre 2000.
« J'ai longtemps décliné les sollicitations des éditeurs pour écrire une biographie d'Hitler. Mais plus j'avançais dans mes travaux, plus j'en ai ressenti la nécessité. J'avais passé tant de temps à travailler sur le nazisme qu'il me fallait parler de ce personnage qui est au centre du IIIe Reich. Mon travail n'aurait pas été complet sans cela. Toutefois, l'approche que j'ai choisie tente de resituer Hitler dans le contexte social allemand : j'ai mélangé biographie et histoire sociale, qui sont normalement deux approches complètement contradictoires. »
Sciences Humaines : Pouvez-vous nous dresser un portrait de la personnalité d'Hitler ? A-t-il élaboré une théorie politique qu'il a appliquée à partir de 1933, ou bien a-t-il profité de circonstances favorables pour installer sa dictature ? En fait, à qui incombe la responsabilité du nazisme ?
Ian Kershaw : Hitler était quelqu'un qui avait des opinions très tranchées sur n'importe quel sujet. Il radicalisait tout et pouvait aussi bien se mettre très vite en colère que s'enthousiasmer démesurément. A Vienne, il était solitaire et peu sociable. Pendant la Première Guerre mondiale, il fut considéré comme un soldat très courageux, mais aussi comme un original, un peu excentrique, qui restait en marge des autres. Mais, en 1919, à Munich, il s'aperçoit que ce qu'il dit peut être entendu. Il le souligne à deux reprises dans Mein Kampf : « Je pris alors conscience que je pouvais parler ». Il voulait dire par là que les gens commençaient à l'écouter ; et que lui, mieux qu'aucun autre, était capable d'exprimer leurs peurs, leurs haines et leurs ressentiments, mais aussi leurs espoirs. Ce fut son entrée en politique. La vision très manichéenne qu'il avait des choses devint un atout formidable quand il se mit à parler aux gens dans les brasseries munichoises.