Révolutionnaire cryptique, marxiste atypique, philosophe apatride, mystique et théologien juif, critique et traducteur allemand, homme de lettres à la française, historien de l’art européen, flâneur céleste, collectionneur… De nombreuses étiquettes ont tenté de cartographier le passage de la comète Walter Benjamin. Mais leur multiplication témoigne en fait d’une impossibilité : classer un homme et une œuvre qui n’ont cessé de passer les classes et les frontières. Or, ces « passages » ne sont peut-être pas le signe négatif d’un éparpillement de dilettante. Ils peuvent être vus comme le résultat d’une position stratégique très singulière. Échapper aux classifications, fuir leur captivité, se rendre insaisissable pour affirmer, positivement, son irréductibilité : autant de motifs qui commandent, chez Walter Benjamin, la vie de l’esprit, et permettent d’en retrouver la cohérence. Car il n’a pas cessé de vouloir s’échapper, lui qui, fuyant l’Europe sous la botte nazie, finira par choisir la mort, le 26 septembre 1940 (lire ci-dessous).
Il est vrai qu’avec Walter Benjamin, on est tenté de commencer par la fin : son suicide dans le village catalan de Portbou, à un petit kilomètre de la frontière française ; l’anonymat de la fosse commune ; puis, évidemment, son dernier manuscrit, dont on a perdu la trace. Ces éléments biographiques n’ont pas fini d’entourer sa figure d’une aura superbe, au point d’en faire un mythe auquel on voue un culte. Mais son héritage a-t-il, lui, seulement commencé ? « La mode, écrit l’historien Patrick Boucheron, est aux usages flatteurs et désordonnés de Walter Benjamin (…) dans le confort désinvolte d’une pensée sans danger. » Entrer dans l’œuvre de Walter Benjamin impose donc, comme préalable, de liquider l’aura étourdissante du mythe pour suivre les traces des écrits et des gestes qu’il a légués.
Une enfance berlinoise
C’est au sein de la bourgeoisie juive assimilée d’Allemagne que naît le jeune Walter, en 1892 à Berlin. Le choix du prénom allemand indique d’ailleurs la volonté familiale d’assimilation. Ce double élément social et culturel des origines n’est pas sans incidence pour comprendre la trajectoire de Walter Benjamin. D’un côté, cette bourgeoisie cultivée qui l’entoure se révèle étouffante. De l’autre, la mise en scène de l’assimilation des Juifs à la bourgeoisie de l’Allemagne impériale le révolte. À l’approche de ses 40 ans, il revient sur cette période dans les premiers fragments de son Enfance berlinoise vers 1900, publié à titre posthume. Selon l’avertissement du livre, l’intérêt pour ses souvenirs d’enfance dépasse de loin l’enjeu personnel. Les éléments biographiques sont « passés à l’arrière-plan ». Les « images de (s)on enfance citadine » y sont saisies, au-delà de sa personne, en tant qu’elles préfigurent « une future expérience historique » : celle, faite d’appauvrissement et d’insécurité, de toute une génération d’intellectuels juifs. Dans cette collection de souvenirs, on trouve ainsi de quoi comprendre les motifs de la rébellion de Walter Benjamin à l’égard de ses origines : « J’étais dans mon enfance prisonnier du vieil Ouest et du nouvel Ouest. Mon clan habitait alors ces deux quartiers avec une attitude où se mêlaient opiniâtreté et fierté et qui faisait d’eux un ghetto qu’il considérait comme son fief. »
Son amie Hannah Arendt, rencontrée en 1934 dans leur exil commun à Paris, a fait remarquer que cette critique féroce du milieu, au cœur de ce qu’on a appelé la « question juive », n’était en rien l’expression d’une « haine de soi ». Au contraire, ce qui répugnait Walter Benjamin, c’est la manière qu’avait la bourgeoisie juive de vivre dans l’illusion, séparée de la réalité sociale. A fortiori, sa tendance à négliger le danger de l’antisémitisme en surjouant l’assimilation. Enfance berlinoise décrit un sentiment d’isolement du monde, d’enfermement dans la moiteur de la vie familiale et de fausse sécurité qui allait vite être réfuté par l’histoire : « Je demeurais enfermé dans ce quartier de possédants sans en connaître d’autres. Les pauvres, pour les enfants riches de mon âge, c’était seulement les mendiants. »
Un concept œuvre ici en sourdine, celui d’expérience. Dans Expérience et pauvreté (1933), Walter Benjamin lance une formule comme une flèche : « Le cours de l’expérience a chuté. » Que veut-il dire ? Une chose simple : le triomphe de la vie bourgeoise a tout appauvri, car l’expérience de la vie ne sait plus s’y raconter. Ceux qui ressortent vivants de la Première Guerre mondiale, par exemple, en reviennent « muets ». Ils sont incapables de transmettre le contenu d’une expérience qu’ils ne savent plus ressaisir pour eux-mêmes dans une histoire. Une perte de la capacité à transmettre qui rejaillit sur l’expérience elle-même, donc, mais produit aussi un défaut d’héritage chez ceux à qui on ne l’a pas transmis. Le « déploiement monstrueux de la technique » et de la culture n’y change rien. Au contraire, il donne l’illusion que tout est possible alors que plus rien n’est ressaisi de l’expérience. Déjà pointe chez Walter Benjamin l’idée du progrès comme catastrophe (lire p. 74). Car cette pauvreté d’expérience n’est pas identique à la pauvreté matérielle. Les nouveaux « barbares » croient vivre dans l’aisance : « Ils ont tout “dévoré”, la “culture” et les “hommes”, et ils en sont plus que rassasiés et fatigués. » C’est pourquoi ils ne sentent plus la traversée des périls que représente toujours l’expérience.