« L’écriture est la plus grande invention du monde. » Et pourtant, un classement récemment établi en Suède par un public de musée la plaçait en trentième position, « juste après la fermeture éclair » et loin derrière l’ordinateur. Or, sans écriture, point d’ordinateur. Devant cette myopie moderne, Silvia Ferrara, paléographe spécialiste des écritures archaïques mal connues, ne cache pas son désappointement.
Les recherches qu’elle déploie dans cet ouvrage enthousiaste et enjoué montrent à quel point l’invention de l’écriture fut une aventure compliquée, récente à l’échelle de l’histoire humaine, buissonnante et encore en bonne partie nimbée de mystère. Contre un récit bien huilé qui voudrait que tout commence chez les Sumériens, passe la main aux Phéniciens, puis aboutisse à l’alphabet et à son succès planétaire, S. Ferrara met d’abord les choses au point : le monde peuplé a vu naître l’écriture plusieurs fois avec des solutions variées. Cinq foyers anciens au moins se partagent cet honneur : la Mésopotamie, l'Égypte, la vallée de l'Indus, la Chine et la Méso-Amérique. À ceux-ci s'ajoutent des outsiders, comme la tifinagh des Touaregs, le rongorongo de l’île de Pâques ou les runes nordiques, dont l’indépendance n’est pas certaine. Mais qu’à cela ne tienne : qu’elles soient vivantes ou mortes, bien ou mal déchiffrées, qu’elles véhiculent une langue connue ou inconnue, ce sont des écritures. Or qu’est-ce qu’une écriture ?
C’est une image qui a cessé de l’être, et c’est à cela qu’on la reconnaît. Sur ce point, les paléographes semblent d'accord : l’écriture est née du dessin, de l’icône, mais ne mérite ce nom qu’à partir du moment où elle ne code plus la chose, ni même l’idée, mais une langue, voire plusieurs : l’image devient signe. Ce n’est pas toujours évident à établir : dans les années 1970, certains jugeaient encore que les glyphes des anciens Mayas, même s'ils racontaient une histoire, ne constituaient pas une écriture. La preuve du contraire a été apportée par le linguiste russe Youri Knorosov, qui a établi leur nature logo-syllabique, c'est-à-dire la combinaison de signes codant des mots ou des syllabes d'une des langues mayas. Selon S. Ferrara, c’est un type très répandu dans les écritures archaïques. Cela commence comme un rébus : une image pour un mot ou pour une idée. Mais ce n’est pas très économique ni souple : un millier de mots exige un millier de signes. Le codage de syllabes est une bonne solution, qui permet de restreindre le nombre de caractères et de les articuler.