La grande croisade de 14-18

Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, Gallimard, 272 p., 100 F.
Notre mémoire de la Grande Guerre serait-elle encombrée de fausses représentations ? C'est, selon les auteurs, dans le consentement général que le premier conflit mondial a initié une violence sans précédent.

Que peut bien nous apporter un livre sur la guerre de 14-18 ? Ne savions-nous déjà tout ce qu'il faut savoir sur cette guerre dont les survivants disaient qu'elle serait la « der des der » ? N'avions-nous pas appris à l'école qu'elle avait été d'une violence inouïe, qu'elle avait été la première « guerre totale » mettant en jeu non seulement des millions de combattants mais aussi les populations civiles ? Et surtout, que les protagonistes de la Première Guerre mondiale avaient été les victimes inutiles de l'orgueil des nations européennes qui, après s'être déchirées, oeuvrent aujourd'hui à leur union ?

Selon Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, qui ont déjà produit chacun plusieurs travaux sur le sujet, ce processus de « victimisation », à l'oeuvre depuis la réaction pacifiste des années 20 (très forte en France et en Grande-Bretagne), n'a cessé de dominer l'historiographie de la Grande Guerre. Les soldats morts au combat, les invalides, les veuves et les orphelins innombrables sont devenus à la fois héros et victimes. Une manière de s'arranger avec les blessures du passé, de construire une mémoire collective qui permette de se mettre en règle avec lui ?

Pas si simple, expliquent les auteurs. Depuis les années 20 jusqu'à la commémoration du quatre-vingtième anniversaire de cette guerre, en 1998, la tentative d'héroïsation des victimes pourrait bien rendre le deuil plus compliqué et plus durable. Comment en effet expliquer la « présence » de cet événement, considéré par nos concitoyens (selon un sondage Ipsos réalisé en 1998) comme « l'une des périodes les plus importantes du siècle » ? Paradoxalement, ce sont les plus jeunes (15-19 ans) qui le mettent en deuxième place, juste après la Seconde Guerre mondiale (qui, il est vrai, avec ses cinquante millions de morts, bat tous les records de l'horreur), comme s'ils voulaient percer « l'énigme de ce suicide collectif » européen...

« On n'en finirait pas de dresser la liste des indices de la présence de la Grande Guerre », et cela particulièrement depuis les années 90 : toute une vie associative s'affaire pour en constituer le patrimoine (archéologie des champs de batailles, documents et textes...), et elle est devenue l'un des sujets récurrents de la littérature (avec par exemple Les Champs d'honneur de Jean Rouaud), du cinéma (La Vie et rien d'autre de Bertrand Tavernier), de la bande dessinée avec les albums de Tardi, des musées... Parmi ceux-ci, l'Historial de la Grande Guerre de Péronne (Somme), né d'une initiative internationale sous la direction de l'historien Jean-Jacques Becker, est aussi le symbole d'un renouvellement historiographique des études sur 14-18 dont participent les travaux de S. Audoin-Rouzeau et A. Becker.