Georgette est une arrière-grand-mère heureuse. Elle berce son arrière-petit-fils Thomas dans ses bras. Elle a connu les débuts du cinéma, lui naît avec une souris d’ordinateur au bout des doigts. Plusieurs générations les séparent. Avec l’allongement de l’espérance de vie, cet exemple n’a plus rien d’exceptionnel. Aujourd’hui, les familles se composent souvent de quatre générations. Mais il ne semble pas si facile de vivre ensemble. De la transmission de la mémoire au financement des retraites, les incertitudes sont nombreuses.
Les rapports entre les âges sont de plus bouleversés par une situation économique inédite. Les baby-boomers, qui s’apprêtent à prendre leur retraite, ont connu croissance économique, plein emploi et ascension sociale ; ils cumulent le patrimoine. Selon l’Insee, le taux de pauvreté chez les personnes âgées a chuté de 23 % en 1970 à 4 % actuellement. Chez les moins de 25 ans, c’est l’inverse qui s’est produit. Pour la première fois, les jeunes ne sont pas sûrs de connaître une vie meilleure que leurs aînés. Un tel retournement de situation augure-t-il une guerre des générations ?
Pour le sociologue Bernard Préel, les spéculations sur un possible affrontement des générations sont devenues une sorte de mythe national, qui trouverait ses racines dans la révolte de mai 1968. « C’est bien parce que dans l’imaginaire collectif français contemporain Mai 68 incarne le conflit de générations qu’est entretenue, depuis (…), l’idée passablement romantique que les générations sont destinées à s’affronter – jeunes contre vieux, enfants contre parents – jusqu’à la rupture consommant la victoire de la jeunesse et de la modernité (1). »
Ces inégalités entre les générations alimentent en tout cas l’idée d’une nouvelle fracture dans la société française. Pour le sociologue Louis Chauvel, les « vieux » seraient en quelque sorte responsables de la « galère » des jeunes. Il constate que la jeunesse n’a plus les mêmes chances de réussite que ses parents. Selon ses calculs, les cohortes nées entre 1945 et 1955 monopoliseraient les ressources économiques et les positions de pouvoir au détriment des plus jeunes. Et ces déséquilibres entre les âges seraient sources de tensions. « Le bien-être moyen, historiquement exceptionnel, des seniors contemporains est en effet fondé, souvent, sur l’impossibilité faite à beaucoup de leurs enfants d’accéder à un niveau économique décent (2). »
Cependant opposer « jeunes » et « vieux » tend à faire oublier que des inégalités sociales existent au sein même des générations. C’est le principal reproche que Denis Clerc, fondateur d’, adresse à L. Chauvel (3). D. Clerc démontre que le ralentissement économique a frappé l’ensemble des générations. Plutôt que les jeunes, ce sont surtout les classes populaires de tous âges qui se trouvent confrontées au chômage. La baisse du pouvoir d’achat, voire la précarité, touche aussi bien les jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme que les retraités qui occupaient des emplois peu qualifiés. Même si les jeunes issus de milieux plus favorisés connaissent plus de difficultés que leurs parents pour trouver un emploi, cela n’empêche pas qu’ils puissent rattraper leur retard. Finalement, pour D. Clerc, on est loin du complot des vieux contre les jeunes. Les jeunes générations sont-elles aussi mal loties que ce tableau le laisserait croire ? Selon le démographe Hervé Le Bras, en plus des données économiques, il faut considérer les ressources affectives. Dans ce domaine, les jeunes disposent d’un avantage sur leurs aïeux souvent confrontés à la solitude dans leur vieillesse. (…) Une interdépendance qui vient apaiser les tensions entre les âges.Des solidarités entre les générations existent donc, en particulier parmi les membres d’une même famille. La sociologue Claudine Attias-Donfut s’est penchée sur ces entraides de toutes sortes. Les parents aident leurs enfants au moment de l’entrée dans la vie active : ils achètent un lave-linge ou une voiture ou gardent les petits-enfants en cas de besoin. Les enfants bricolent et jardinent chez leurs parents devenus âgés. Les grands-parents glissent discrètement une enveloppe dans la poche de leurs petits-enfants au moment des étrennes, etc. L’argent a ainsi une valeur utilitaire et symbolique : il exprime le lien entre générations.Mais ce qui unit les générations au sein de la famille, selon C. Attias-Donfut, c’est avant tout le soutien affectif . Les plus vieux apportent des conseils aux plus jeunes. Les enfants envoient une carte postale de vacances à un parent qui vit seul, petit mot qui lui réchauffe le cœur. Les parents remontent le moral d’un de leurs enfants lors d’un divorce, etc. Toutes ces solidarités intergénérationnelles réduisent le risque de fossé entre les âges. Cette multitude de gestes d’échange pourrait-elle ouvrir la voie à des rapports consolidés entre générations ?
(1) Bernard Préel, , La Découverte, 2000.(2) Louis Chauvel, « La solidarité générationnelle : bonheur familialiste, passivité publique », Serge Paugam (dir.), , Puf, 2007. Voir aussi Xavier Molénat (coord.), « Une société face à sa jeunesse », , n° 4, sept.-oct.-nov. 2006.(3) Denis Clerc, « Les généralisations abusives de Louis Chauvel », , n° 33, janvier 2007.(4) Hervé Le Bras, « Infans economicus : les théories démographiques et économiques de l’enfant », Entretiens d’Auxerre, 8-10 novembre 2007.(5) Claudine Attias-Donfut (dir.), , Nathan, 1999.