La matière peut-elle penser ?

Un rocher, une méduse ou un violoniste sont tous les trois faits d’atomes, uniquement d’atomes. Mais ils représentent trois états de la matière très différents. L’un est, l’autre vit, le troisième pense. Faut-il en déduire qu’il existe trois mondes : la matière, la vie et la pensée ?

En anglais, le mind-body problem désigne l’un des problèmes clés de la philosophie. Un casse-tête conceptuel sur lequel les penseurs se torturent les méninges depuis bien longtemps. Ce fameux problème « du corps et de l’esprit » se pose de la façon suivante. Tout le monde admet posséder un corps : des bras, des jambes, des oreilles, une tête, un estomac et un cerveau. Chacun éprouve aussi des sensations, des émotions, produit des rêves et des pensées. C’est cela que l’on appelle « l’esprit ». Autrefois, on disait « l’âme ». Le problème est donc le suivant : quels liens entretiennent ces deux entités que sont le corps et l’esprit ?
De deux choses l’une. Soit l’on admet avec René Descartes et les cartésiens qu’il existe deux ordres de réalité différents et séparés. D’un côté, la matière et, planant quelque part au-dessus, comme un petit nuage, « l’esprit ». Cette position est dite « dualiste ». Mais aussitôt surgissent quelques rudes problèmes conceptuels. Par exemple, lorsque je décide de lever mon bras, cela signifie qu’une réalité immatérielle – l’esprit – est intervenue dans le monde matériel pour le mettre en mouvement. Ce qui revient à violer en quelque sorte les lois de la nature, puisque la source d’une action matérielle est produite par une force qui lui est étrangère.

Les théories monistes

Soit l’on admet une autre hypothèse, dite « moniste ». Elle est plus conforme à notre vision du monde contemporaine. Pour Baruch Spinoza, la réalité est faite d’une seule « substance », dont la matière et l’esprit ne sont que des modalités. La science contemporaine postule qu’il n’existe qu’une seule réalité – la matière. Mais cela revient à expliquer nos pensées, nos rêves, nos idées uniquement à partir de lois de la nature : celles des atomes, des gènes ou des neurones. C’est inconfortable pour notre orgueil : nous ne serions rien d’autre qu’un tas d’os, de graisse, de sang et de viande enfermé dans un sac de peau. Cela revient soit à nier l’existence indépendante d’un esprit – des idées et émotions dont on ressent pourtant l’existence à chaque instant –, soit à les réduire à l’activité d’un petit kilo et demi de viande appelé le cerveau.
Voilà donc le problème. Au début du xxe siècle, des philosophes de la tradition dite « analytique » s’étaient engagés à résoudre rapidement le problème en proposant une nouvelle démarche : on allait rejeter les termes les plus confus, ciseler le plus finement les concepts et avancer pas à pas avec le maximum de rigueur. Or, un siècle et des milliers de livres et articles plus tard, force est de constater que la zizanie est toujours aussi grande qu’autrefois. Les positions philosophiques sont aussi diverses et variées qu’avant. Il existe encore quelques dualistes qui postulent l’existence de « mondes séparés ». Mais ils sont plutôt rares (1). La plupart des penseurs sont monistes, dans la lignée de Spinoza, ils proclament une théorie dite de « l’identité » selon laquelle esprit et matière sont une seule et même chose. Mais il y a plusieurs versions de cette théorie. La plupart sont des matérialistes mais ils se départagent entre théoriciens de l’identité, éliminativistes, émergentistes, fonctionnalistes.
• La théorie du « double aspect » (Thomas Nagel, Franck Jackson) considère que s’il y a bien correspondance entre état mental et état du cerveau, il faut considérer à part ces deux versants : la face subjective (impressions, sentiments, conscience) et une facette objective (activité physico-chimique biologique du cerveau) ne sont rien d’autre que deux manifestations d’être d’une même réalité.
• Les « neurophilosophes » (Paul et Patricia Churchland) soutiennent que la pensée n’est rien d’autre qu’un ensemble d’interactions neuronales. En conséquence, l’esprit n’existe pas. Tout n’est qu’hormones et circuits électrophysiologiques ; et les sciences de la pensée doivent se réduire aux neurosciences. Point barre.
• La théorie « émergentiste » (John Searle) est une autre forme de matérialisme. Si la pensée correspond bien à un état neuronal, il y a des degrés d’organisation de la matière. De même que l’oxygène et l’hydrogène s’assemblent pour former un nouvel état de la matière (l’eau) qui a des propriétés nouvelles non contenues dans chacun des composants, de même l’assemblage des cellules neuronales forme un ensemble auto-organisé qui possède des propriétés qui ne peuvent s’observer au niveau des seuls neurones. L’esprit est cette propriété « émergente » qui ne peut être appréhendée qu’à un niveau global.
• Le fonctionnalisme (Hilary Putnam, Jerry Fodor) pense le rapport corps/esprit sur le mode du software (logiciel) et hardware (ordinateur) en informatique. Le programme informatique s’appuie sur un support matériel. Mais peu importe ce support. On peut fort bien étudier la pensée (comme écrire un programme informatique) sans se soucier de son support matériel. Une même idée peut être exprimée sur des supports physiques très différents. On peut dire « Je t’aime » avec sa voix, en l’écrivant sur un ordinateur, en le gravant sur un mur…, le contenu du message est toujours le même.
N’allez pas croire que ce petit tour d’horizon résume le débat, il existe encore des positions intermédiaires, des hypothèses annexes, des subtilités cachées et donc des prolongements à venir à revendre.

Reprenons encore les choses sous un nouvel angle. Lorsque l’on parle de la « matière », on entend généralement une substance dont sont faits les pierres, le métal, la terre, l’eau, les nuages, etc. Bref, la matière est un conglomérat d’atomes formant toutes les choses qui nous entourent. On admettra cependant qu’une rose, un sapin, une méduse ou une girafe sont aussi composés de matière, mais sous une forme particulière. Ce sont des êtres vivants qui possèdent d’autres propriétés que les pierres ou le métal : ils respirent, se nourrissent et se reproduisent, grandissent, meurent, ce qui n’est pas à la portée du premier caillou venu. Il y a donc des états différents de la matière. La « matière vivante » est faite des mêmes ingrédients – les atomes – que la matière physique. Mais ils sont assemblés d’une façon telle qu’ils produisent de la vie. L’étude des atomes revient à la physique, celle des molécules relève de la chimie, celle des cellules vivantes de la biologie.Parmi les êtres vivants, certains sont dotés d’organes des sens et d’un cerveau qui leur font ressentir le monde extérieur sous forme d’impressions subjectives – le chaud, le froid, le dur, le mou, le rouge ou le noir. Ces propriétés subjectives que les philosophes nomment des «  ». Ici, la matière vivante atteint un nouvel état que l’on pourrait appeler la « matière pensante ». Beaucoup d’animaux pourvus d’un cerveau complexe sont dotés d’une forme de conscience primaire qui leur fait ressentir les choses sous forme d’odeurs, de couleurs, de chaleur, de faim et de froid. Les humains (et peut-être d’autres espèces) ont même atteint un état de matière pensante encore plus élaboré. Un état de la matière pensante capable de parler, imaginer, réfléchir, produire des outils, croire à l’existence d’êtres surnaturels, faire la cuisine et jouer du violon.Comment tout cela est-il possible ? Comment est-on passé de la matière physique (le rocher) à la matière pensante ? Du point de vue ontologique (on peut admettre que la pensée relève de connexions cérébrales), mais ce faisant on a tout dit et rien dit. La science admet, sans comprendre encore vraiment comment la matière physique devient de la matière vivante puis matière pensante. L’organisation de la matière en différents états – matière physique, matière vivante, matière pensante – appelle le recours à des niveaux d’explication spécifiques (bien qu’imbriqués). Du point de vue épistémologique, il faut expliquer cette aptitude à jouer du violon. Or, la physique atomique n’a rien d’intéressant à dire sur le sujet. À ce jour, la psychologie musicale non plus. L’« esprit », c’est donc le nom que nous apposons à ces facultés de produire des idées, des mots ou des airs de violon. Un mot qui cache peut-être notre ignorance, mais qui est bien commode et utile pour goûter au monde.