En anglais, le mind-body problem désigne l’un des problèmes clés de la philosophie. Un casse-tête conceptuel sur lequel les penseurs se torturent les méninges depuis bien longtemps. Ce fameux problème « du corps et de l’esprit » se pose de la façon suivante. Tout le monde admet posséder un corps : des bras, des jambes, des oreilles, une tête, un estomac et un cerveau. Chacun éprouve aussi des sensations, des émotions, produit des rêves et des pensées. C’est cela que l’on appelle « l’esprit ». Autrefois, on disait « l’âme ». Le problème est donc le suivant : quels liens entretiennent ces deux entités que sont le corps et l’esprit ?
De deux choses l’une. Soit l’on admet avec René Descartes et les cartésiens qu’il existe deux ordres de réalité différents et séparés. D’un côté, la matière et, planant quelque part au-dessus, comme un petit nuage, « l’esprit ». Cette position est dite « dualiste ». Mais aussitôt surgissent quelques rudes problèmes conceptuels. Par exemple, lorsque je décide de lever mon bras, cela signifie qu’une réalité immatérielle – l’esprit – est intervenue dans le monde matériel pour le mettre en mouvement. Ce qui revient à violer en quelque sorte les lois de la nature, puisque la source d’une action matérielle est produite par une force qui lui est étrangère.
Les théories monistes
Soit l’on admet une autre hypothèse, dite « moniste ». Elle est plus conforme à notre vision du monde contemporaine. Pour Baruch Spinoza, la réalité est faite d’une seule « substance », dont la matière et l’esprit ne sont que des modalités. La science contemporaine postule qu’il n’existe qu’une seule réalité – la matière. Mais cela revient à expliquer nos pensées, nos rêves, nos idées uniquement à partir de lois de la nature : celles des atomes, des gènes ou des neurones. C’est inconfortable pour notre orgueil : nous ne serions rien d’autre qu’un tas d’os, de graisse, de sang et de viande enfermé dans un sac de peau. Cela revient soit à nier l’existence indépendante d’un esprit – des idées et émotions dont on ressent pourtant l’existence à chaque instant –, soit à les réduire à l’activité d’un petit kilo et demi de viande appelé le cerveau.
Voilà donc le problème. Au début du xxe siècle, des philosophes de la tradition dite « analytique » s’étaient engagés à résoudre rapidement le problème en proposant une nouvelle démarche : on allait rejeter les termes les plus confus, ciseler le plus finement les concepts et avancer pas à pas avec le maximum de rigueur. Or, un siècle et des milliers de livres et articles plus tard, force est de constater que la zizanie est toujours aussi grande qu’autrefois. Les positions philosophiques sont aussi diverses et variées qu’avant. Il existe encore quelques dualistes qui postulent l’existence de « mondes séparés ». Mais ils sont plutôt rares (1). La plupart des penseurs sont monistes, dans la lignée de Spinoza, ils proclament une théorie dite de « l’identité » selon laquelle esprit et matière sont une seule et même chose. Mais il y a plusieurs versions de cette théorie. La plupart sont des matérialistes mais ils se départagent entre théoriciens de l’identité, éliminativistes, émergentistes, fonctionnalistes.
• La théorie du « double aspect » (Thomas Nagel, Franck Jackson) considère que s’il y a bien correspondance entre état mental et état du cerveau, il faut considérer à part ces deux versants : la face subjective (impressions, sentiments, conscience) et une facette objective (activité physico-chimique biologique du cerveau) ne sont rien d’autre que deux manifestations d’être d’une même réalité.
• Les « neurophilosophes » (Paul et Patricia Churchland) soutiennent que la pensée n’est rien d’autre qu’un ensemble d’interactions neuronales. En conséquence, l’esprit n’existe pas. Tout n’est qu’hormones et circuits électrophysiologiques ; et les sciences de la pensée doivent se réduire aux neurosciences. Point barre.
• La théorie « émergentiste » (John Searle) est une autre forme de matérialisme. Si la pensée correspond bien à un état neuronal, il y a des degrés d’organisation de la matière. De même que l’oxygène et l’hydrogène s’assemblent pour former un nouvel état de la matière (l’eau) qui a des propriétés nouvelles non contenues dans chacun des composants, de même l’assemblage des cellules neuronales forme un ensemble auto-organisé qui possède des propriétés qui ne peuvent s’observer au niveau des seuls neurones. L’esprit est cette propriété « émergente » qui ne peut être appréhendée qu’à un niveau global.
• Le fonctionnalisme (Hilary Putnam, Jerry Fodor) pense le rapport corps/esprit sur le mode du software (logiciel) et hardware (ordinateur) en informatique. Le programme informatique s’appuie sur un support matériel. Mais peu importe ce support. On peut fort bien étudier la pensée (comme écrire un programme informatique) sans se soucier de son support matériel. Une même idée peut être exprimée sur des supports physiques très différents. On peut dire « Je t’aime » avec sa voix, en l’écrivant sur un ordinateur, en le gravant sur un mur…, le contenu du message est toujours le même.
N’allez pas croire que ce petit tour d’horizon résume le débat, il existe encore des positions intermédiaires, des hypothèses annexes, des subtilités cachées et donc des prolongements à venir à revendre.