La mondialisation invisible

CD de rumba congolaise, livres islamiques, militantisme politique, transferts financiers : les migrants entretiennent une multiplicité de liens avec leurs régions d'origine. Souvent négligée, cette composante de la mondialisation a pourtant de nombreuses implications culturelles, politiques et économiques, ici et là-bas.

Il est une dimension méconnue de la mondialisation. Les analystes ont largement décrit, et souvent avec pertinence, l'intensification, l'accélération, la diversification des échanges transfrontaliers, qu'il s'agisse des capitaux ou des marchandises. Ils ont également analysé les tentatives de coopération internationale visant à affronter ces enjeux et mettre sur pied une gouvernance globale. Mais ils se penchent rarement sur les liens sociaux et symboliques qui émergent dans la mondialisation, ces liens tissés par des individus et des groupes qui déploient leur activité à cheval sur les frontières 1. On sait depuis longtemps que les entrepreneurs chinois parviennent à faire des affaires aux quatre coins du monde, grâce aux guanxi, ces réseaux amicaux et communautaires construits initialement dans leur ville d'origine en Chine. Les activistes kurdes se sont quant à eux regroupés en associations dans de nombreux pays européens pour faire avancer la cause d'un Kurdistan indépendant, en affrontant tant les gouvernements de leur pays d'immigration que les dirigeants turcs. Ou encore, au Royaume-Uni, les organisations musulmanes constituées de migrants d'Asie du Sud ont cherché à obtenir le statut d'association religieuse tout en s'inscrivant dans le cadre d'une umma (communauté des croyants) globale. Toutes ces expériences constituent ce que l'on peut appeler des espaces sociaux transnationaux. On désigne par ce terme les liens qu'entretiennent, de manière constamment renouvelée, des personnes, des organisations, des réseaux dont l'activité transcende les frontières des Etats-nations (1). Le fait que nombre de migrants constituent de tels espaces n'est pas anodin. Cela indique que l'immigration et le retour dans le pays d'origine peuvent ne pas être des décisions définitives, irrévocables et irréversibles. Les vies transnationales peuvent en elles-mêmes devenir des stratégies de survie ou d'ascension économique et sociale. Il apparaît que même les migrants et les réfugiés installés depuis de longues années hors de leur pays d'origine entretiennent de forts liens transnationaux. Ces liens peuvent être tout aussi bien de nature informelle, tels que ceux existant au sein d'un ménage ou d'une même famille, que fortement institutionnalisés, comme dans le cas d'un parti politique possédant des délégations dans plusieurs pays d'immigration et d'émigration.

LES ESPACES SOCIAUX TRANSNATIONAUX

Le maintien de tels liens ne va pas de soi. Les Etats-nations ont d'ailleurs longtemps misé sur leur affaiblissement. La notion de melting-pot comme celle d'intégration impliquait que les populations immigrées finiraient tôt ou tard par se fondre dans le mainstream (le courant majoritaire de la société) en dénouant leurs attaches avec leur pays d'origine. S'il n'en a jamais été entièrement ainsi, les espaces sociaux transnationaux trouvent un terrain particulièrement propice dans le contexte contemporain. L'essor des technologies de la communication (télévision câblée et satellitaire, téléphone, fax, Internet) de même que le développement du transport de masse bon marché favorisent les interactions constantes entre des personnes et des espaces culturels géographiquement distants. Il en est de même des politiques libérales, la mise en avant des droits multiethniques ainsi que la lutte contre les discriminations, car elles encouragent le maintien d'une pluralité d'identités. L'existence de discriminations culturelles et d'une exclusion socio-économique a paradoxalement le même effet en poussant les migrants à se replier sur leurs attaches transnationales. Enfin, les Etats des pays d'émigration jouent depuis quelques décennies un rôle favorable en sollicitant les transferts monétaires, les investissements et le soutien politique des migrants résidant à l'étranger.

L'existence de ces espaces sociaux transnationaux a de multiples implications qui peinent encore à être prises en compte. La permanence et l'intensité des liens avec le pays d'origine ou avec les ressortissants d'une communauté diasporique n'affectent-elles pas les pratiques culturelles des migrants, mettant en péril leur intégration ? Ne mettent-elles pas en cause la loyauté des populations immigrées à l'égard de leur Etat d'adoption ? Enfin, quelle incidence peut avoir l'existence de transferts financiers des migrants vers leur pays d'accueil ?

DES CORRIDORS CULTURELS

Les processus de migration transnationale vont souvent de pair avec des pratiques culturelles syncrétiques (styles musicaux, diffusion ou mélange des langues) ou des identités hybrides (germano-turque ou algéro-française par exemple). Bien que ces phénomènes peuvent tout aussi bien être évanescents et temporaires que s'inscrire dans la durée, ils influent la façon dont les individus et les groupes concernés s'autodéfinissent, mais aussi sur la manière dont les autres les considèrent. Les chercheurs débattent vivement sur l'importance qu'il convient d'accorder à ces phénomènes. On peut néanmoins avancer l'idée suivante : les espaces sociaux transnationaux constituent des sortes de corridors culturels au sein desquels transitent des personnes, des symboles, des pratiques, des écrits. On voit dès lors émerger des croyances partagées, des systèmes de réciprocité qui opèrent non seulement au niveau local (le voisinage, la région, la nation), mais au niveau transnational, reliant des personnes et des lieux appartenant à des aires culturelles distantes.